Le 13e roman de l'écrivain-culte John Irving, À moi seul bien des personnages, a le pouvoir d'évocation et le souffle épique de son célèbre Monde selon Garp, façon XXIe siècle. Diversité sexuelle, LGBT, sida mais aussi tous les motifs récurrents de l'oeuvre d'Irving figurent dans cette vie de Billy Abbott, racontée à la première personne du singulier. Entrevue avec l'auteur.

On n'ira pas par quatre chemins. Pour raconter la vie de Billy Abbott, de l'âge de 15 ans à sa soixantaine avancée dans À moi seul bien des personnages, John Irving est sexuellement explicite. Élevé notamment par un grand-père qui adore personnifier des personnages féminins, Billy est attiré par les hommes et les femmes, les homosexuels et les hétérosexuels, les travesties et les transgenres et plus encore! Alors, oui, il est question de positions, de pénétration et de la «puanteur de l'amour».

Et ça marche! Car Irving est furieusement hilarant quand il raconte comment Billy découvre Madame Bovary de Flaubert ou qu'il décrit les coulisses d'un petit théâtre amateur américain, profondément touchant quand son héros parle de l'amour pour son beau-père ou de la ville de Vienne, incroyablement intime quand il évoque l'amitié ou le bonheur vital de lire, totalement fantasque en termes de rebondissements et d'aller-retour entre les années 1950 et 2010... Mais comment diable fait-il pour que le lecteur s'identifie ainsi à un bisexuel, de 1942 à 2012? Bref, du grand John Irving!

«Vous voulez savoir pourquoi je suis aussi direct, explicite et cru quand je parle de l'amour physique chez Billy?, me demande Irving au bout du fil. Eh bien, si vous écrivez un roman où les personnages sont des gynécologues-obstétriciens, comme c'était le cas pour moi dans La part de Dieu, l'oeuvre du Diable, vous devez vous arranger pour savoir comment ils parlent et pensent, afin de les rendre crédibles, réalistes. Eh bien, c'est la même chose quand vous écrivez un roman où le personnage principal est un bisexuel. Quand j'ai commencé à penser à ce roman, je savais que j'allais écrire à propos d'un bisexuel de ma génération, à la première personne du singulier, je savais quels allaient être les autres personnages. Et que je devrais être sexuellement explicite comme l'étaient et le sont tous les écrivains gays que j'ai lus et admirés au fil des ans. Billy ne l'a pas facile pour comprendre ce qu'il est, mais quand il le comprend finalement, il est très sûr de lui.

«Cette confiance en lui, reprend-il avec chaleur, elle lui vient peut-être de ce qu'il réalise et assume qu'il ne fait pas partie d'une communauté. Quand vous êtes bisexuel, vous n'avez pas beaucoup de soutien, ni des homosexuels ni des hétérosexuels. Ce que Billy dit de ses désirs de trouver qui il est vraiment s'applique certainement à nous tous. C'est particulièrement vrai quand vous faites partie d'une minorité sexuelle. Or, les hommes «bi» de l'âge de Billy sont certainement une minorité à l'intérieur d'une minorité. Pour un roman qui parle de notre intolérance persistante à la différence sexuelle, je devais mettre l'accent sur de véritables minorités, encore aujourd'hui.»

Même chose pour l'amitié, auquel le roman rend un hommage vibrant: «Dans la vie des gays et autres LGBT, l'amitié prend une place qu'elle n'a pas nécessairement dans la vie des hétérosexuels, où on est un peu conditionné à compter sur un «partenaire», un conjoint qui va rester. Le roman devait donc laisser une place prépondérante à l'amitié, pour que les personnages soient crédibles.»

À Irving seul...

Les motifs récurrents de l'oeuvre d'Irving répondent presque tous présents dans ce nouveau roman: l'enfance dans un campus universitaire, la Nouvelle-Angleterre, la lutte, Vienne, les ours, l'accident fatal, le père absent, la relation d'un jeune homme avec une femme plus âgée, les pièces de Shakespeare, Dickens, le viol, l'avortement, un «personnificateur» féminin, l'intimidation, etc.

Or, tous ces motifs, quasi réconfortants pour un lecteur fidèle, sont autant de faits autobiographiques généralement douloureux pour Irving. Oui, il a été violé à l'âge de 11 ans par une femme, oui, il a été élevé par sa mère et son beau-père sur un campus sans savoir qui était son père sinon qu'il était sans doute un monstre (et n'apprendra la vérité que sur le tard), il a grandi dans les coulisses d'un théâtre de petite ville de la Nouvelle-Angleterre, il a pratiqué la lutte, oui, il a dû faire face à des intimidateurs qui ressemblent à l'angoissant Jacques Kittredge de son 13e roman... Et oui, il a perdu des dizaines d'amis à cause du sida dans les années 80 - les chapitres dévolus à cette période sont particulièrement forts. Et oui, sa mère a été souffleuse au théâtre, comme la mère de Billy, et son grand-père incarnait sur scène des personnages de théâtre, comme le grand-père de Billy. Sauf que...

«Sauf que c'est devenu de la fiction, explique John Irving. C'est vrai que ma mère était souffleuse, mais un vrai pitbull qui terrorisait les acteurs plus que le metteur en scène tant elle méprisait ceux qui ne connaissaient pas leurs textes (il rit en relatant cela). Ma mère n'était pas du tout timide, au contraire, elle était très sûre d'elle, y compris dans la vie... alors que la mère de Billy est absolument craintive de tout! Mon grand-père jouait avec succès des personnages féminins au théâtre; mais à la maison, c'était un homme austère qui n'entendait vraiment pas à rire... alors que le grand-père de Billy est un homme profondément tolérant et chaleureux, un original et un tendre. Vous comprenez?»

On comprend que dans la vie d'Irving, il y a eu beaucoup de non-dit, et que l'écriture lui permet de dire ce qui est - Billy aussi est élevé dans le non-dit et ce n'est pas un hasard s'il naît en 1942 comme Irving. La vie, la vraie vie, est au coeur des romans d'Irving, mais transposée, magnifiée, transmutée par l'écriture. «Seuls trois de mes romans sont écrits au «je», reprend Irving. Ce sont L'hôtel New Hampshire, Une prière pour Owen et, maintenant, À moi seul, bien des personnages. Ce n'est pas une coïncidence... Et ce sont les romans qui comptent le plus de mots en italique!»

Ah, les italiques dans les romans d'Irving... «Tous mes éditeurs en sont assommés, dit Irving en riant aux éclats, certains critiques ont déjà écrit: «Mais comment se fait-il que pas un réviseur ne dise à Irving qu'il utilise trop d'italiques?» Il se trouve que j'ai été élevé dans un théâtre, dans un univers où on déclamait à voix haute, j'écris d'ailleurs toujours en lisant mon manuscrit à voix haute. L'italique permet de mettre ainsi l'accent sur certains mots. En fait, je pense que tout mon travail est très théâtral. C'est aussi pour cela que j'écris tant de dialogues. C'est aussi pour cela que tant de choses sont racontées par des témoins dans mes romans, particulièrement celui-ci : comme le font les personnages de Shakespeare, qui relatent ce qu'ils ont vu plutôt que de nous montrer ce qui est arrivé. Tout ça, c'est théâtral.» Et c'est du John Irving.

Extrait de À moi seul bien des personnages, page 138.

«Il y a toujours beaucoup à apprendre auprès d'un amant, mais, en général, on garde ses amis plus longtemps, et c'est auprès d'eux qu'on s'instruit le plus. Dans mon cas, ça s'est toujours vérifié. [...] Pendant l'hiver 1960, alors que j'étais en deuxième année à la Favorite River Academy, en bon Vermontois candide, je n'avais jamais entendu les mots actif ni passif, du moins dans le sens où Larry et la plupart de mes amis et amants gays l'entendaient, mais je savais déjà que j'étais un actif avant même d'avoir couché avec qui que ce soit.»

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À moi seul bien des personnages, John Irving.