Ça ne s'invente pas: en 1990, interviewé par La Presse à propos de son premier roman (La république de Monte-Carlo), le journaliste-écrivain québécois Louis-Bernard Robitaille expliquait plaisamment son «exil volontaire» à Paris depuis 1972 en ces termes: «Je voulais partir pour l'Argentine, je me suis trompé d'avion.» Quelque 23 ans plus tard, il publie son cinquième roman, intitulé... Dernier voyage à Buenos Aires!

C'est toutefois Paris qui est au coeur de ce cinquième roman. Le Paris de 1965 et le Paris de 1972, «c'est-à-dire avant et après l'apparition des zones piétonnes», dit Louis-Bernard Robitaille avec la pointe d'ironie qui habite toujours sa voix. Pourtant, aucune ironie dans Dernier voyage à Buenos Aires, aucun sarcasme, alors que c'était jusqu'ici un des traits de l'écriture du journaliste, essayiste et romancier. Robitaille baisserait-il la garde et le bouclier du sarcasme? «Hum... peut-être, mais la meilleure façon de se dissimuler reste d'écrire le mot ''roman'' en couverture, impossible ainsi de déceler ce qui est romancé de ce qui est vécu», lance-t-il avec, oui, un brin de raillerie.

Plus sérieusement, l'auteur a bel et bien eu le courage d'écrire là un roman qui n'est pas «aimable», au sens étymologique du terme: impossible de trouver sympathique le «héros», ce Jefferson Woodbrige, jeune Américain de 19 ans qui s'installe en 1966 dans la Ville lumière sous le prétexte fallacieux et cliché d'y devenir écrivain. Pas aimable, non. Mais obsédant, oui. Et troublant aussi. Car ce Jefferson est un salaud ordinaire, en mode mineur, comme nous pourrions le devenir, les circonstances aidant.

«Il fait de façon relativement honorable des choses abominables, convient Robitaille. Il n'a aucune malveillance, il est juste une sorte de courant d'air, qui se laisse porter par les événements. Les zones grises m'ont toujours intéressé, ce moment où quelqu'un de ''bien'' suit le mouvement et accepte des situations inacceptables. Ou ne pose aucun geste, ce qui peut être pire. Je suis frappé par ce qu'on pourrait appeler le péché par omission. Je crois qu'on peut très bien refouler des choses épouvantables. Le truc, c'est qu'on y survit, on fait comme si de rien n'était...»

Pour ce faire, Robitaille a adopté une écriture assez neutre, sans ironie, qui lui permet de relater l'horrible justement comme si de rien n'était.

Outre Jefferson et Paris - car la ville est réellement un des personnages-clés du roman -, on suit Magda, belle Allemande qui entretient une relation amoureuse avec Jefferson. Cette relation, c'est en quelque sorte la rencontre d'un enfant gâté de l'Amérique, dont le drame est de ne pas en avoir, et d'un enfant de nazi, nécessairement marqué. «C'est un paradoxe qui m'intéressait: le personnage en demi-teintes me permettait d'éclairer un personnage plus noir, explique Robitaille. Et je pouvais aussi de cette façon envelopper l'histoire principale d'une histoire plus ordinaire...»



Chose certaine, ce cinquième roman, le premier publié par la nouvelle maison Notabilia (voir autre texte), lancé en Europe au début mars, a déjà attiré l'attention: critique favorable dans l'hebdomadaire Le Canard enchaîné, participation active de l'auteur au «Libé des écrivains» (édition spéciale du quotidien français Libération publiée en mars dernier), critiques positives dans des revues et journaux locaux hexagonaux...

Moins incisif, c'est vrai, que Long Beach, son quatrième roman qui lui avait valu d'être remarqué par le magazine français trendy Les Inrockuptibles en 2006, ce Dernier voyage est pourtant plus percutant, sans doute, pour les lecteurs français: c'est le regard d'un Nord-Américain sur l'Europe. Non, pas le regard de Jefferson. Celui de Robitaille, qui dresse au plus juste un portrait d'une ère qui ne sait pas encore à quel point elle deviendra légendaire. Et qui décrit un pas de deux bancal, un tango tragique, sur fond de cinquième arrondissement.

«Il y a environ cinq ans, j'ai fait un premier jet de ce livre, plus exactement une espèce de monographie sur le Paris d'alors, comme une trame, explique-t-il. J'ai mis ce brouillon interminable dans un tiroir et j'ai fait des trucs secondaires, des essais sur les Français, sur Sète (Ces impossibles Français, en 2010, chez Denoël et en Folio, Sète la singulière, en 2011 aux éditions Au fil du temps). Je ne sais plus ce qui a déclenché le besoin de reprendre le brouillon. C'était comme si j'avais mis la couche de fond, sur laquelle je pouvais finalement tracer un fil conducteur...» Comme à son habitude, il a consacré ses vacances estivales et de Noël à l'écriture romanesque: «Je m'étais fixé d'écrire 7000 signes par jour», explique-t-il. Après avoir réécrit («tous mes romans, je les ai écrits deux fois»), il a coupé, coupé et recoupé encore. Le roman était lancé avant-hier au Québec. Dans quelques jours, Louis-Bernard Robitaille repartira pour son énième voyage à Paris. Où il a déjà un autre roman en marche...

________________________________________________________________________

Dernier voyage à Buenos Aires. Louis-Bernard Robitaille. Notabilia, 215 pages.