Avec Mãn, son deuxième roman, Kim Thúy prouve qu'elle n'est pas la femme d'un seul livre. Non seulement elle a survécu à l'immense succès de Ru, qui s'inspirait de son parcours, mais elle démontre aussi qu'elle peut très bien raconter l'histoire des autres - celle de leurs exils, de leurs familles, de leurs passions, de leurs renoncements.

«J'ai l'impression que Mãn est plus personnel que Ru, qui était presque documentaire et où je me donnais le droit d'être observatrice. Ici, je dois me révéler davantage, parce que je parle de sentiments amoureux et de la vision que j'en ai. Je n'ai pas eu le choix de plonger, de chercher, pour comprendre ce que ressentent les personnages.»

À la veille du lancement de Mãn, de loin le livre le plus médiatisé de l'année littéraire, Kim Thúy était fébrile... comme d'habitude. On ne peut que constater, encore une fois, l'étrange contraste entre cette beauté vive et exubérante et le silence, la sobriété, la ligne pure de son écriture tout en retenue. «C'est vrai, admet-elle. Quand j'écris, c'est le seul moment de ma vie où je suis immobile. Laquelle des deux Kim est la vraie? «Mais j'aime être les deux! On a tous le droit d'être multiple, c'est ce qui fait qu'on est intéressant comme être humain. Nous avons plusieurs facettes, et nous devons polir chacune d'elle pour briller.»

Dans Mãn, elle décrit les différents aspects de l'exil autour de son personnage principal, une femme qui est arrivée au Québec à l'âge adulte après s'être mariée à un Vietnamien déjà installé ici. «Dans Ru, la petite fille devenait québécoise parce qu'elle est arrivée très jeune. Dans Mãn, comme elle a encore ses racines vietnamiennes, elle doit apprendre la culture québécoise, s'en enrichir.»

En allant creuser derrière la «culture de discrétion» de la communauté vietnamienne, Kim Thúy a raconté les différents niveaux d'intégration qui changent d'une personne à l'autre, les récits de leur arrivée, leur existence ici. Parce que derrière cette image lisse que nous rend le serveur de soupe tonkinoise du resto se cache une vie passionnante.

«Pour la découvrir, il faut jeter des ponts. Parfois, on a juste à poser quelques questions et on arrive dans le dur tout de suite.» Mais l'idée n'était pas d'exposer leur situation comme s'ils étaient des bêtes de cirque. «J'ai voulu leur faire honneur et honneur à leur culture en soulevant les différences. Mais j'espère aussi que ce livre dit que les différences peuvent s'assembler.»

Et surtout, elles disparaissent quand il est question de la profondeur des sentiments. Pour Kim Thúy, l'amour, comme la douleur de la perte, ne se compare pas - il n'y en a pas de plus vrai, de plus grand ou de plus noble. «Au début de l'écriture, je ne savais pas si je trouverais la réponse à cette question. Puis elle est venue: un amour est un amour, qu'il soit nommé ou vécu dans le silence.»

Dans Mãn, l'amour est maternel, amical, filial, passionnel, dans une gradation qui permet au personnage principal de s'ouvrir et de s'épanouir. Même si, au bout du compte, elle sacrifie sa passion au profit de sa famille. «Ce qui est lumineux, c'est qu'elle apprend à aimer, à prolonger les gestes de cet homme vers ses enfants, à être plus tendre et démonstrative.»

Kim Thúy a, d'une certaine manière, parcouru le même chemin que son personnage avec ses livres: chaque étape a été nécessaire à la suivante. «Ru, c'était survivre. À toi [la correspondance qu'elle a entretenue avec l'écrivain franco-suisse Pascal Janovjak], c'était vivre. Mãn, c'est aimer. Maintenant que je sais un peu comment faire, j'ai le temps d'aller plus dans les émotions. C'est une excuse pour parler du plus vieux sujet du monde. On peut faire une interprétation infinie de ce mot.»

Elle le fait avec délicatesse, parfois même entre les lignes. Mãn est construit de très courts chapitres dont les titres sont faits d'un seul mot mis en exergue, en français et traduit en vietnamien. Le résultat est une sorte de courtepointe, tableau impressionniste dont on ne comprend l'ensemble qu'à la fin.

«Il faut marcher sur les pierres, comme dans un jardin japonais. On ne sait pas où ça va, parfois on contourne un arbre pour rien, et on fait trois fois le tour du jardin avant d'arriver au bout...» Mais si on lui parle de déconstruction, elle rigole. «Quand j'écris, je me laisse diriger par un mince filet de fumée et je le suis. C'est mon rythme intérieur qui me guide.»

Quel voyage souhaite-t-elle maintenant pour Mãn? Celui qui lui permettrait de revoir tous ces gens dans le monde qui ont aimé Ru et qu'elle a rencontrés - on sait déjà qu'il sortira en France, au Canada anglais, en Allemagne et en Suède. «C'est gros, mais ça peut piquer du nez aussi! Ce sont les lecteurs qui décident: ce sont eux qui ont porté Ru. Mais je ne m'attends pas à la même chose, c'est impossible que ça arrive deux fois. D'ailleurs, c'est un peu comme si Ru avait eu une vie séparée, en dehors de moi. Sinon, je n'aurais peut-être pas été capable de continuer.»

Mãn en quatre objets

Nous avons demandé à Kim Thúy de nous parler de son livre à partir de quatre objets qui s'y trouvent et des thèmes qui y sont rattachés. Comme la nourriture est très présente dans le roman, elle l'est aussi dans ce questionnaire.

Nids D'hirondelle: La famille

«La famille est ce qu'il y a de plus important dans la culture vietnamienne. le personnage n'a pas de famille et doit s'en construire une. Le nid d'hirondelle est un truc précieux, très cher, que l'hirondelle fabrique à partir de sa salive. Cette image est extraordinaire, elle représente celle des parents qui travaillent fort pour construire leur nid. Parce qu'une famille, ça ne se crée pas du jour au lendemain, ça prend de la patience et du temps.»

Chè trois couleurs: le mélange des cultures

«La première fois que j'ai fait une marinade de sirop d'érable et de sauce de poisson, j'ai eu un doute. Mais elle est tellement bonne qu'elle est devenue ma favorite! Le chè est un dessert traditionnel qui peut compter trois, cinq, et même sept couleurs. Pour moi, c'est dire que la vie est belle et complexe. Au départ, on a trois couleurs, mais une fois que les ingrédients sont mélangés, on ne sait plus qu'est-ce qui goûte quoi et ça donne un résultat incomparable. Nous avons tous ces couches, nous avons tous ce même mélange de joie, de tristesse, de déception, de bonheur, mais chaque personne est un cocktail différent...»

Bracelet de jade: la solidité

«Le personnage central du livre est solide grâce à sa mère, qui lui a donné des assises. Elle savait ce qu'elle faisait et lui a montré à vivre sans elle dès le début. Le bracelet de jade est peut-être solide, mais il est aussi fragile: si on va trop vite, si on n'est pas délicat, il va se briser. Il faut être élégant et contrôler son geste. La beauté de ce bracelet, c'est aussi qu'il ne prend pas la chaleur. La solidité, c'est de ne pas laisser l'extérieur ou le contexte nous affecter. On est ce qu'on est, peu importe ce qu'il y a autour. J'aimais donc l'idée que ces deux choses contradictoires puissent cohabiter en un seul objet.»

Dictionnaire: les mots

«Il y a des livres qu'on lit pour l'histoire, d'autres pour les mots. Moi, je suis plus de la deuxième catégorie. Je force encore mon fils à chercher les mots dans le dictionnaire plutôt que sur l'internet, parce qu'on apprend toujours plus comme ça... Moi, c'est ma méthode, mais je fais encore beaucoup de fautes de base en français. Pour écrire Mãn, j'ai eu la chance de rencontrer Julie, une jeune libraire à qui je pouvais poser des questions sur la concordance des temps, pour m'aider à trouver le mot juste. Au début, c'était juste des conseils, puis on a travaillé ensemble professionnellement, je pouvais la joindre par courriel de partout dans le monde. Elle m'a corrigée au fur et à mesure et m'a accompagnée jusqu'à la fin du livre. Je voulais qu'elle me dise ce qui n'allait pas, si je sonnais comme du Harlequin, si j'avais l'air ésotérique! Le plus difficile, c'était de raconter des notions comme les rituels en peu de mots, sans que ça ait l'air d'un conte, mais pour qu'on en comprenne l'essence.»

Photo: Martin Chamberland, La Presse

«Le chè est un dessert traditionnel qui peut compter trois, cinq et même sept couleurs. Pour moi, c'est dire que la vie est belle et complexe», explique Kim Thúy.