Depuis toujours, elle a voulu apprendre. Depuis toujours, elle a voulu écrire. Depuis toujours, elle a voulu combattre l'injustice. Depuis toujours, c'est le titre du récit autobiographique de Madeleine Gagnon, l'une des nos plus grandes figures littéraires, qui nous fait traverser la vie intime, intellectuelle et artistique d'une femme engagée, dans un Québec en pleine ébullition. Le récit d'une vie pleine de naissances et de renaissances par une plume à nulle autre pareille. Un incontournable de l'année 2013.      

Nous rencontrons Madeleine Gagnon dans un café à l'heure exacte du dévoilement de l'identité du nouveau pape. Après avoir lu Depuis toujours, on se doute de ce qu'elle en pense. Devant ce battage médiatique, elle lève les yeux au ciel. «Ça n'a pas de sens!»

On ne peut pas demander à une femme comme Madeleine Gagnon d'être emballée par un conclave «de vieux mecs qui s'habillent comme des princes d'un autre siècle», dit-elle. Pas après avoir vécu sous le joug de l'Église catholique romaine au Québec. Pas après avoir lutté dans les grandes heures du féminisme. Pas après avoir voulu sans cesse trouver les mots pour dire ce qu'on tait.

Si le désir sexuel de nos parents mène à notre conception, on ne soupçonne pas à quel point leurs désirs personnels décident souvent de notre destin.

Le père de Madeleine Gagnon croyait dur comme fer à l'éducation des femmes, qu'il considérait comme «plus intelligentes et plus morales» que les hommes. Cela relève d'une ouverture d'esprit rare quand Madeleine naît en 1938 à Amqui.

De son côté, la mère, institutrice, est une grande lectrice, qui vit perpétuellement dans un roman. Madeleine Gagnon le constate dans son autobiographie: études sérieuses en philosophie et carrière littéraire ont conjugué les aspirations parentales. «C'est un cadeau de la vie», résume-t-elle.

Et cela même si dans un cours de philo, le prof annonçait dès le début qu'il ne «donnerait jamais plus de 70 % au travail d'une fille, quelle qu'en soit sa valeur. Puisqu'elles n'y étaient que pour trouver un mari, paraît-il... «C'était un excellent prof, se souvient-elle. Mais l'époque n'était pas encore à la révolte. Le même prof n'aurait pas pu dire ça en 1972! Je savais que ça n'était pas normal, mais c'était comme ça.»

L'amitié et ses querelles

Pourtant, la révolte, elle la porte en elle depuis l'enfance. Quand elle voyait les élèves plus démunis être écartés au profit des enfants de notaires ou de médecins. Quand une soeur lui demande de laisser tomber ses prix d'excellence pour avantager une nièce de la Haute-Ville - ce qu'elle refuse et ce qui lui vaut le renvoi. Surtout quand elle découvre dans sa chair ce que c'est qu'être femme. Deux accouchements horribles, des boucheries pratiquées avec le plus grand mépris, qui lui font demander à sa mère, «Mais pourquoi tu ne m'as rien dit?». La réponse, à la fois tendre et terrible: «Si je te l'avais dit, tu n'aurais pas voulu avoir d'enfants.»

«C'était le destin inéluctable des femmes, explique-t-elle. On ne remettait pas ça en question. C'est plus tard, quand le féminisme est né et qu'on a commencé à lire les récits de libération des femmes, sur la sexualité, la contraception, qu'on s'est dit que nous étions aliénées. Ne pas savoir que ce qui nous arrive pourrait ne pas nous arriver, c'est ça, l'aliénation. À un moment donné, il y a des humains qui en prennent conscience et qui vont réveiller les autres.»

À corps perdu

On comprend mieux pourquoi la génération de Madeleine Gagnon s'est jetée à corps et à tête perdue dans le féminisme, quitte à atteindre parfois l'absurde du radicalisme. Elle en a fait les frais elle aussi, du radical.

Malgré la «boucherie», elle a mis au monde deux fils qu'elle adore. Une féministe lui reprochera d'avoir «introjecté le désir phallique» en enfantant des mâles.

«J'ai failli lui dire «veux-tu venir te battre dans la ruelle»? C'était dans la librairie des Femmes d'ici, interdite aux hommes, j'étais avec Marie Cardinal, ça a fini dans le bordel, tout le monde s'engueulait. Je leur disais: j'ai aimé mon père, j'ai quatre frères, eu des amoureux, j'ai deux fils, ce sont des aimants de ma vie! Mais je peux comprendre maintenant pourquoi les filles étaient si enragées. Elles avaient été si maltraitées, si malmenées, si agressées, si dominées. Je comprends.»

L'amitié domine

Des chicanes, il y en a dans cette autobiographie. Familiales, amicales. Cela a fait mal souvent, «mais en même temps, c'était tellement de belles années, dit-elle. C'était très vivant. C'est de ça aujourd'hui qu'on manque: de paroles libres». Malgré les ruptures, l'amitié domine le livre de bout en bout, qui se termine dans une fable merveilleuse où tous sont réunis, femmes et hommes.

Elle aura tout exploré: le féminisme, la psychanalyse, l'indépendantisme, le marxisme, le structuralisme - l'espace manque pour vraiment illustrer l'aventure intellectuelle superbement décrite dans ce récit - ce qui lui aura valu beaucoup de reproches et a souvent nui à la réception critique de son oeuvre, colossale. Elle le sait.

«J'ai été beaucoup cataloguée. Encore aujourd'hui, probablement. Comme une personne élitiste qui écrit à partir de ses grilles d'analyse. Peut-être que ça a été vrai au début. J'en avais peut-être besoin pour libérer mon écriture. C'est sûr que ça m'a nui. Surtout venant de la part d'une femme. D'être une femme intellectuelle, ça n'aide pas non plus. On ne l'accepte pas encore.»

«Parce que c'était elle, parce que c'était moi»

D'ailleurs, ce qui se dégage de cette autobiographie, ce ne sont pas les regrets ni la rancoeur ni la nostalgie, mais un formidable appétit de vivre, une soif de connaissance inouïe, un élan vers l'enchantement perpétuel, une passion de l'écriture intacte. Une grande sensualité aussi.

Madeleine Gagnon le dit et l'écrit: elle a toujours été une grande amoureuse, elle a vécu beaucoup de passion avec les hommes. Et depuis plusieurs années, c'est une femme qu'elle aime. Autre sujet de controverse pour celle qui écrit avoir toujours su être «insubordonnée et insoumise». Un «coming-out»? Elle ne voit pas ça ainsi.

«Comme je l'écris en citant Montaigne: «Parce que c'était elle, parce que c'était moi». Très peu de gens comprennent. Ou veulent comprendre. Je pense que les gens refusent en eux leur bisexualité. Encore des catégories morales. La norme, c'est encore l'hétérosexualité. Je me suis fait dire toutes sortes de choses, tous les préjugés sortent. C'est avec les hommes gais que j'ai le moins de problèmes. J'ai plus d'affinités avec eux. Mon ami Michel Marc Bouchard a dit un jour que c'est grâce aux femmes et aux féministes que les gais ont pu s'ouvrir. J'ai aimé son image quand il a dit: «Les féministes ont été comme un gros bateau sur lequel nous avons pu attacher nos petites embarcations».

Et pour Madeleine Gagnon, le féminisme doit maintenant être partagé avec les hommes, là réside son avenir.

«Je ne suis pas du tout désillusionnée, il faut juste continuer. Le féminisme doit être bisexuel. Les hommes progressistes doivent être et se dire féministes. Ça veut dire être conscient des inégalités, conscient des violences faites aux femmes, continuer à trouver des solutions.»

Quelques allusions au «printemps érable» dans le livre semblent faire écho aux années mouvementées de sa jeunesse, et elle s'en réjouit. Madeleine Gagnon, qui écrit être très jeune «entrée en résistance pour toujours», même si elle nous offre ici le récit de sa vie passée, n'a jamais cessé de regarder vers l'horizon, en grande voyageuse qu'elle est. Ce livre est essentiel à notre présent, et restera pour l'avenir.

Depuis toujours

Madeleine Gagnon

Boréal, 424 pages