Rencontre avec le Goncourt 1995, dont le dernier roman entremêle le destin tragique de Catherine II et celui d'un jeune réalisateur russe qui a vécu le communisme, puis le libéralisme sauvage.

Andreï Makine est un écrivain discret. Son dernier roman, Une femme aimée, qui met en scène Catherine II, tsarine de toutes les Russies pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, est encensé par la critique et s'est installé depuis sa sortie dans les listes des meilleures ventes, mais son auteur demeure le plus souvent invisible.

Quand je le rencontre dans le salon d'un hôtel, Le Monde des livres vient de lui consacrer l'essentiel de sa une : «Ah oui, dit-il en jetant un coup d'oeil distrait sur le cahier, on m'a dit que ça sortait. Mais je ne lis jamais les critiques... Je fais confiance au travail des journalistes...»

Lauréat inattendu du Goncourt 1995, mais aussi du Médicis et du Goncourt des lycéens pour Le Testament français, son quatrième roman, Makine était à l'époque un grand jeune homme timide de 38 ans, échappé de son Union soviétique natale huit ans plus tôt. Il ne passe pas son temps dans les cocktails littéraires et préfère le silence.

«Vous savez, je vais souvent au Québec», dit-il en début d'interview. Ah bon? «Oui, dans le Grand Nord [sic], vers Havre-Saint-Pierre. J'y suis allé souvent, surtout l'hiver, pour marcher dans les étendues neigeuses. Ça me rappelle ma Sibérie natale, même si l'hiver québécois est beaucoup moins froid. Je suis basé à Paris, à Montmartre. Mais il y a peu d'espaces vides en France. Alors je voyage: en Australie, en Sibérie évidemment... Ce que je reproche au nord du Québec, ce sont tous ces terrains clôturés, ces propriétés privées à perte de vue. On ne peut pas marcher librement.»

L'asile politique

Makine a la Russie dans la peau. Il avait pourtant de bonnes raisons de la haïr. Il est né à Krasnoiark, en Sibérie, sans doute de parents déportés sous Staline, a passé son enfance dans un orphelinat. Mais il ne s'est jamais posé en dissident.

Devenu spécialiste de littérature française à l'Université de Moscou, il a vécu la fin du régime Brejnev. En 1987, à 30 ans, au début de l'ère Gorbatchev, il profite d'un séjour universitaire à Paris pour demander l'asile politique. Et enseigne désormais la littérature russe aux Français.

À l'époque de l'URSS, certains intellectuels émigrés à l'ouest refusaient d'apprendre une autre langue. Makine, dès son arrivée à Paris, n'a plus jamais écrit qu'en français. Mais dans ses livres, il n'a jamais quitté la Russie, ses espaces, sa culture.

Une vraie réformiste

Cette fois, il s'est épris d'une figure centrale de l'histoire, Catherine la Grande, princesse allemande mariée à 14 ans au futur Pierre III, qui finira assassiné au moment où sa femme monte sur le trône à 34 ans. Catherine II est restée célèbre, à la fois pour son amitié avec Diderot et Voltaire, pour sa longévité et le nombre impressionnant de ses amants, une quinzaine officiellement recensés.

«On a fait de Catherine un personnage ambigu, la fausse moderniste cachant la vraie autocrate, dit Andreï Makine. En réalité, elle fut une vraie réformiste, a créé des écoles d'où les enfants de serfs ressortaient libres, a nommé une femme à la tête de l'Académie de Russie. Si elle n'a pas aboli le servage, c'est que, disait-elle, «on m'aurait assassinée bien avant».

«Pierre le Grand a été un modernisateur, mais au prix d'une violence inouïe: Saint-Pétersbourg a été construite sur 100 000 cadavres. Contrairement à ce qu'on a dit par la suite, Catherine n'a jamais été un despote cruel. Presque tous ses amants l'ont quittée après avoir été couverts de cadeaux: elle ne s'est jamais vengée d'eux. De ce point de vue, elle était fascinante: même tsarine, c'était une grande amoureuse toujours déçue.»

C'était aussi une dirigeante d'envergure: «Cette petite Allemande qui parla avec un accent jusqu'à sa mort, a dit Makine, a réussi l'exploit inouï de tenir pendant 34 ans un pays immense qui allait de la Pologne jusqu'à la Californie, qui comptait une centaine d'ethnies différentes et autant de langues. Tous les jours, les Occidentaux donnent des conseils, expliquent à Poutine ce qu'il devrait faire, etc. En Russie, François Hollande ne tiendrait pas un jour et demi...»

Même film

Avec dextérité, Makine a entrelacé l'histoire de Catherine avec celle d'Oleg Erdmann, un jeune cinéaste soviétique de 30 ans qui, en 1980, tente de faire approuver par les bureaucrates communistes le scénario d'un film sur la vie de cette tsarine, à la fois grande amoureuse et monarque progressiste. Erdmann se débat avec la censure, avec ses voisins dans un appartement communautaire et, la nuit, travaille aux abattoirs de la ville.

Une quinzaine d'années plus tard, après la thérapie libérale de choc de l'ère Eltsine, il réalise une série télévisée sur le même sujet. Il n'y a plus de censeurs, mais désormais, son producteur le force à tourner des scènes érotiques, avec un amant, avec deux amants, avec des gigolos, avec un cheval!

«En Russie, on a changé la bande-son, mais c'est le même film qui défile...», note l'auteur.

Au travers de Catherine II, Andreï Makine continue d'interroger la Russie, ses mystères et ses tragédies: «C'est un pays qui a une vision ontologique du monde. Il ne se limite jamais au confort pratique comme en Occident. Les Russes ont besoin d'autre chose. Ils ont besoin de l'âme, de cet élan de l'esprit, et tout ça les rend assez peu expérimentés et efficaces dans la vie quotidienne. Ils se passionnent pour de grands débats métaphysiques et laissent filer la réalité pratique...»

Richesse de l'esprit

Entre la Russie soviétique et celle des oligarques et de Poutine, Makine se défend de prendre parti, mais tout de même...

«Sous le communisme, dit-il, il y avait la censure, mais également une vraie richesse de l'esprit, les gens lisaient énormément, les théâtres étaient pleins, l'espace était russe. Les gens étaient pauvres? Il faudrait en parler aux quatre millions de vrais pauvres en France aujourd'hui. En URSS, votre petit studio moche coûtait un vingtième de votre salaire, la santé et l'université étaient gratuites, vous trouviez du travail dans la journée...»

Et là-dessus, ce grand jeune homme réservé, qui parle à voix basse, finit par lâcher: «Et puis il y a eu l'éclatement de l'URSS, cette catastrophe... Gorbatchev et Eltsine n'étaient pas expérimentés, ils n'avaient jamais voyagé. Ils auraient dû se contenter de diriger des kolkhozes. Le peuple avait besoin de lire librement, de voyager un peu et d'avoir du travail stable... Au lieu de quoi...»

Extrait La femme aimée

«Ça va donner un soap opera à la sud-américaine, l'a taquiné un jour l'un de ses camarades. Une série télévisée de trois cents épisodes et demi!» Désemparé, Oleg a bredouillé: «Pourquoi et demi?» L'autre, éclatant de rire: «Mais parce qu'il te faudra au moins une demiheure pour énumérer tous les amants de Cathy!»

Les moqueries n'ont rien changé à sa résolution. Oleg voulait tout savoir sur Catherine: son emploi du temps (quinze heures de travail journalier), sa façon très simple de se vêtir, ses goûts culinaires sobres, ses lubies (ce tabac qu'elle prisait, son café intensément fort). Il connaissait ses vues politiques, ses lectures, la personnalité de ses correspondants, ses fringales charnelles (sa «rage utérine», raillée par tant de biographes), son habitude matinale de se frotter le visage avec de la glace, sa passion pour le théâtre, sa préférence pour monter à cheval à califourchon plutôt qu'en amazone...

Oui, tout sur Catherine. Sauf que, souvent, ce «tout» paraissait étrangement incomplet.

L'énigme était à chercher, peut-être, du côté des paroles naïves qui échappaient, parfois, à cette femme si cérébrale: «Le vrai mal de ma vie, c'est que mon coeur ne peut vivre un seul instant sans aimer...»

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Une femme aimée. Andreï Makine. Seuil, 363 pages.