L'écrivaine islandaise Audur Ava Olafsdottir a surpris tout le monde, en 2011, avec son gracieux roman Rosa Candida (Prix des libraires). Elle surprend encore avec le lumineux L'embellie, sorti en version française il y a quelques semaines, mais publié en islandais avant Rosa Candida! Entrevue en direct de Reykjavik avec cette auteure qui parle très bien le français - avec, pour reprendre ses mots, «un accent russe»!

Q : Sous des dehors un peu nonchalants, l'héroïne de L'embellie a vécu, adolescente, un drame dont elle se punit depuis en étant docile à l'extrême. C'est notamment en s'occupant d'un enfant qui n'est pas le sien qu'elle va cesser. Pourquoi la maternité «par procuration» vous inspire-t-elle autant?

R : Je ne sais pas pourquoi on trouve souvent dans mes romans des gens qui s'occupent d'enfants qui ne sont pas les leurs... Dans L'embellie, j'écris: «Les femelles veillent sur les petits des unes et des autres, c'est en tout cas ce que font les canes.» Je crois que la maternité n'est pas nécessairement dans les gènes, pas quelque chose d'inné, elle peut prendre différentes formes. Et je crois aussi qu'on a plus de chances d'être un bon parent si on est une bonne personne. D'ailleurs, l'héroïne ne tente pas de remplacer la mère biologique. Mais elle devient responsable, plus organisée, comme le héros dans Rosa Candida.

Q : Le thème du petit enfant se trouve aussi dans vos deux romans traduits en français. Pourquoi?

R : C'est après Rosa Candida qu'on voit des motifs qui reviennent, par exemple le voyage en voiture. Au centre de ces motifs, il y a un petit enfant très sage, un génie. Dans Rosa Candida, le bébé connaissait déjà quelques mots de latin! Dans L'embellie, le personnage de Tumi est sourd, malvoyant, très petit pour son âge, presque transparent, mais lui aussi est un génie. Dans les romans, en général, l'enfant est un symbole du futur du monde. Disons que si Tumi incarne le futur, alors on n'a pas à s'inquiéter pour le monde...

Q : En islandais, le titre de votre roman se traduit par Pluie de novembre. Or, le titre de la traduction, c'est L'embellie. Pourquoi?

R : Le titre de travail de ce roman, c'était La femme est une île! Adolescente, j'avais lu le poème de John Donne No Man is an Island (écrit en 1624), et j'ai pensé que si aucun homme n'est une île, la femme l'est. L'embellie porte aussi sur la solitude féminine. C'est pour cela qu'un autre des thèmes du livre, c'est le rôle du langage dans la communication: l'héroïne parle une grande quantité de langues, mais elle n'a pas la parole facile. Mon roman s'intéresse à l'expérience et à la perception sensorielles, au corps, celui d'une femme et aussi celui d'une île, l'Islande. Il se déroule pendant un déluge de 40 jours. Un déluge qui aurait une île comme arche et pas de couples. J'ai plutôt créé un partenaire de voyage à mon héroïne, un enfant handicapé de 4 ans qui ne parle pas. Il est au-dessus des mots...

Extrait de L'embellie

«C'est à ce moment précis que m'effleure pour la première fois l'idée que je suis une femme au milieu d'un motif finement tissé d'émotions et de temps, que bien des choses qui se produisent simultanément ont de l'importance pour ma vie, que les événements n'interviennent pas les uns après les autres, mais sur plusieurs plans simultanés de pensées, de rêves et de sentiments, qu'il y a un instant au coeur de l'instant. Bien plus tard seulement, la mémoire fera son tri et discernera un fil dans le chaos de ce qui a eu lieu. C'est exactement ainsi que les destins d'une femme et d'une bête s'entrecroisent. La conductrice écoute une chanson espagnole d'amour et de regret, elle jette un bref coup d'oeil dans le rétroviseur pour voir comment son petit compagnon de voyage sourd se débrouille avec son Chocolait et sa banane, au même moment un mouton décide de traverser la route juste au nez de la voiture, ou bien prend peur - que sais-je du fonctionnement psychique d'un représentant de la souche antique et pure des moutons d'Islande?»