Quand au mois de juin dernier, j'ai vu le titre du roman de Nelly Arcan (pseudonyme), Putain, dans l'avant-programme des éditions du Seuil (d'origine catholique de gauche), je me suis dit: ça ne passera pas inaperçu. D'autant plus que le résumé qui suivait annonçait, conformément au titre, un récit scabreux, particulièrement à la mode ces jours-ci à Paris.

Et effectivement, le roman a été remarqué, avant même sa sortie en librairie. Deux excellentes critiques dans le Monde et Libération, et aujourd'hui deux télés, des radios, le magazine Elle, etc. Énorme succès médiatique pour un premier roman d'une inconnue.Mais il ne suffit pas d'être remarqué par les médias. Encore faut-il qu'ils apprécient. Or, indépendamment du fait qu'il soit «scandaleux», le roman de Nelly Arcan se situe à un très haut niveau littéraire. Une forme extrêmement accomplie (des phrases de une à trois pages, simplement ponctuées de virgules), qui réussit à ne pas sentir le procédé et n'enlève rien à la spontanéité. Un fond à la fois très noir et très brillant, sorte de diamant noir qui étonne par sa profondeur, surtout de la part d'une jeune femme de 26 ans qui en est à son premier roman.

Le propos de ce qui est présenté comme un récit et non pas un roman: les litanies, ou les incantations d'une «pute» d'agence qui reçoit ses clients dans un appartement de la rue Docteur-Penfield, étudie aussi en lettres à l'université. Ladite pute (ou «schtroumpfette», dixit Arcan) par ailleurs, hait sa mère (qui est une «larve») et, bien entendu, idéalise son père: «Il ne m'a pas violée, il a fait pire: il m'a prise sur ses épaules pour m'enseigner son point de vue sur le monde.»

Le «récit» de Nelly Arcan est d'une telle force et vraisemblance qu'à la lecture on ne doute pas une seconde qu'il soit autobiographique. Il est vrai que le «prière d'insérer» du Seuil le laissait fortement entendre. Et que, dans le vénérable Monde , le critique affirmait de façon péremptoire: «Elle est (ou a été) prostituée.»

Plus judicieusement, Libération écrivait: «Une mise en scène narrative destinée à nous convaincre que l'auteur s'est en effet prostituée (peu importe que cela soit vrai ou pas, ce qui compte c'est que le lecteur y croie.» Sur le coup, j'y ai cru, tout en me disant que le roman aurait été aussi remarquable si la «putasserie» invoquée par la narratrice avait été inventée de toutes pièces. Donc une curiosité assez compréhensible au moment de rencontrer la génitrice de Putain. La rencontre faite - sans vouloir démoraliser les vendeurs du Seuil - la probabilité que le livre soit autobiographique me semble proche de 0,5 %.

Nelly Arcan, très jolie, très blonde, très yeux bleus, habillée très sexy, très grande maîtrise d'elle-même et de son vocabulaire, ressemble à une jeune fille surdouée et ambitieuse de bonne famille (ce qu'elle admet), qui étudie depuis quatre ans la littérature à l'UQAM (ce qui est le cas), qui a «travaillé dans des bars, dans des boutiques comme vendeuse» et qui «travaille aujourd'hui à mi-temps», et pas nécessairement rue du Docteur-Penfield. Bref plutôt en elle le génie précoce (psychanalysée deux ans et très cultivée) plutôt que la «pute» transfigurée par l'écriture.

Lorsque j'évoque la question, elle commence par dire: «C'est un livre sur les rapports avec le père et la mère... et aussi la peur que j'ai des femmes.» Quid de la «putasserie»? «C'est vrai, tous les journalistes (à Paris) me posent la question. Que ce soit ou non un témoignage est secondaire. J'aimerais que ce soit considéré comme un texte littéraire qui se suffit à lui-même. Cela part de moi. Mais tout est exagéré, poussé à son extrême. En ce qui concerne les relations avec les parents qui sont décrits là, je ne voudrais pas faire de la peine aux miens, qui sont très religieux. C'est de la littérature.»

- Le meilleur moyen de les rassurer, c'était d'intituler le livre «roman» et de dire que c'est de la fiction. Pourquoi refusez-vous de dire que c'est de la fiction?

- (Sourire.) Ou le contraire... peut-être parce que je veux être lue...»

Lorsque je lui parle de Truismes, le premier roman qui rendit l'inconnue Marie Darrieussecq instantanément célèbre en septembre 1996, elle reconnaît bien volontiers: «Ce n'est pas autobiographique, puisque c'est l'histoire d'une femme qui se métamorphose en truie!» Et pourtant, d'une certaine manière, on y croit...

Pessimisme radical

À la réflexion, si le récit de la pseudo-Nelly Arcan étonne et captive à la manière d'une «vraie» confession, c'est à cause non seulement de la crudité de certains passages («Pourtant je n'entre pas dans les détails, comme ces romancières actuelles qui décrivent le brun progressif de l'anus...» explique Mlle Arcan), mais surtout du pessimisme radical qui traverse le récit. Pour elles, les femmes se divisent en deux: d'un côté les «schtroumpfettes» qui excitent les hommes et se déhanchent, de l'autre «les larves», informes, qui n'inspirent plus aucun désir. Les hommes, quant à eux, passent le plus clair de leur temps à reluquer «des filles qui ont l'âge de leurs filles». Dans l'appartement de Docteur-Penfield, la narratrice voit défiler des hommes, plus vrais que nature dans leur vieille monstruosité. Dans une poubelle se trouvent les vieux mouchoirs pleins de sperme: «... ces mouchoirs en boule sont le résultat de mon action, de mon expertise de sucer, de putasser à la chaîne, voilà d'ailleurs pourquoi je vis, pour (...) m'assurer que les clients bandent au-delà de leur départ dans l'odeur des poubelles.»

De la part d'une jeune femme de 26 ans, il y a quelque chose de troublant à lire à propos de la «complicité des putes»: «Elle trouvait sa source dans la haine des clients, mais dès que nous sortions du cadre de la prostitution, nous redevenions des femmes normales, sociales, des ennemies.» Serais-je misogyne? Se demande la narratrice. La romancière, elle, se contente de parler de sa «difficulté de communication avec les autres femmes».

Il y a parfois des miracles dans l'édition parisienne. Comme celui de Darrieussecq en 1996, le manuscrit de Nelly Arcan a été découvert dans le courrier aux éditions du Seuil, seul destinataire en France. «Je croyais que cela prenait trois mois. J'ai eu la réponse en deux semaines: un coup de fil qui m'a réveillée à Montréal à six heures du matin.» Les ratages dans l'édition sont innombrables. Cette fois, on n'est pas passé à côté de ce ton qui fait sursauter dès la première page: «Oui, la vie m'a traversée, je n'ai pas rêvé, ces hommes, des milliers, dans mon lit, dans ma bouche...»

Nelly Arcan («J'ai enlevé le D par caprice...») dit avoir tout juste découvert, en débarquant à Paris pour la semaine, que la littérature féminine érotique, ou pornographique, ou scandaleuse, avait ces jours-ci le vent en poupe en librairie et dans l'édition. «Maintenant je le sais, mais je n'en ai lu aucune, sauf Catherine Breillat, avec qui j'ai été invitée à la télé. Catherine Millet? Je sais ce que c'est mais je ne l'ai pas lue. Pour moi, la littérature, c'est plutôt Proust, Dostoievski ou Duras...»

Impassible comme une héroïne bionique, la «schtroumpfette» blonde aux yeux bleus semble à peine se rendre compte de ce qui arrive, ou de la facilité avec laquelle elle a écrit ce récit: «J'en ai écrit un bout, je l'ai montré à un lecteur sûr. J'ai continué. Trois mois pour le premier jet. Après c'est long: trois mois de corrections...» La voilà aujourd'hui publiée dans l'une des maisons en vue de Paris, plusieurs articles importants dans la presse lui sont consacrés. Des ventes, dit-on, de 150 exemplaires par jour, soit le deuxième succès de la maison, section romans. Nelly Arcan a l'air de trouver ça irréel, ou tout à fait normal. En tout cas ça l'arrange: «Après mes études de lettres, je me voyais professeure. Je préfère gagner moins d'argent et être écrivain.» Mlle Arcan a non seulement une étonnante maturité dans son oeuvre. Mais également les pieds sur terre.