Pas de titre-choc comme Putain ou Folle pour le troisième roman de Nelly Arcan, À ciel ouvert. Le premier où elle délaisse l'autofiction pour entrer de plain-pied dans la fiction. Elle n'en délaisse pas pour autant ses obsessions, qui atteignent ici des sommets. Et si, en abandonnant le «je», l'auteure allait encore plus loin dans ce qu'elle veut nous dire?

Le principal problème qui surgit en interview avec l'écrivain Nelly Arcan - et qui s'avère très représentatif de l'ambiguïté irrésistible du personnage - est cette difficulté d'aborder le sujet de la littérature. Ce n'est certes pas qu'elle s'y refuse, et cela a de moins en moins à voir avec le pseudonyme qu'elle s'est donné et qu'on a systématiquement confondu avec les narratrices de Putain et Folle. Cela tient à l'actualité criante des obsessions qui la tenaillent, et qui nous tourmentent tous à divers degrés. La beauté. La quête de perfection. La compétition. Le sexe.«Mon but, ce n'est pas tant de dénoncer que de constater et de faire une matière d'écriture avec ça, dit-elle. J'avoue que je suis constamment dans ces questions-là, dans ma vie personnelle et tout...»

La façon dont ses premiers romans autofictionnels l'ont jetée en pâture aux médias, sans que nous n'ayons jamais su qui d'elle ou des médias en a vraiment profité, semble révéler le bris d'une omerta, et on finit par se demander s'il n'y a pas une part de sacrifice (ou de masochisme) dans ce qui lui apporte le succès. Ce qui est certain, c'est qu'elle ne voulait pas se sacrifier de nouveau pour son troisième roman. «Pour moi, les deux genres, l'autofiction et la fiction, ça s'équivaut sur le plan littéraire, mais je suis trop sensible pour m'exposer encore de cette façon-là. Je trouve que d'écrire sans le «je», c'est moins cher payé en exposition de soi-même.»

Et ce qui l'angoissait lors de notre rencontre était bien plus ces séances de photographie auxquelles elle s'est soumise pour la promotion que la réception du livre lui-même. Comme si la littérature, sa vraie vocation, lui causait moins de complexes que son image. Peut-être parce qu'elle est ce qu'elle décrit si bien: quelle puissance aurait son discours si elle se moquait de ce dont elle a l'air?

La photo est au coeur d'À ciel ouvert. Rose, styliste toujours dans l'ombre des top-modèles qu'elle habille et qu'elle traite intérieurement de chiennes, sort avec Charles, le photographe qui immortalise leur beauté. Charles ne peut bander que devant la beauté plastique des femmes, celle des excroissances surnaturelles de la chair, c'est-à-dire les cicatrices des chirurgies, les lèvres gonflées de collagène, les faux seins plus que les vrais. On se croirait dans le film Crash de Cronenberg... Dans la vie du couple arrive Julie, une voisine, miroir en un peu plus paumée mais en moins obsédée de Rose. Une rencontre foudroyante, qui provoquera une féroce rivalité entre les deux filles, dont la victime ne sera ni l'une ni l'autre, malgré qu'elles en souffrent, mais Charles.

Et si, finalement, la quête éperdue de jeunesse et de beauté des femmes excluait les hommes, qui n'en demandent pas tant? Plus inquiétant encore: si le mâle se dépasse en divers domaines pour conquérir la femelle, celle-ci ne se dépasse qu'en efforts pour être conquise, ce qui change singulièrement les ambitions selon les sexes. «Je réfléchis tout le temps là-dessus, confesse Nelly Arcan. Le désir de plaire, je n'arrive pas à savoir si c'est une structure proprement féminine. Si un jour, les femmes vont transcender cette position-là, de «désirer le désir», d'être la femelle obtenue, plutôt que d'obtenir. Advenant que c'est impossible, je trouve qu'on est vraiment mal foutues. Parce que c'est un extrême désavantage, c'en est presque révoltant, ça voudrait dire que, toujours, la femme va être fixée à son corps. Si la nature du désir féminin c'est d'être désirée, c'est un désir doublement aliéné.»

La burqa de chair

La folie de notre époque pour la chirurgie plastique fait dire à Nelly Arcan que les femmes devraient aujourd'hui réfléchir leur condition à l'extérieur du rapport au patriarcat, «parce que c'est vraiment entre elles que ça se passe, je trouve. Les femmes vont beaucoup trop loin dans le consentement à la chirurgie pour que l'on puisse dire que ce sont les hommes qui veulent ça».

Ce qu'elle nomme la «burqa de chair». La vraie femme disparaît derrière un voile de séduction, tout son corps est modifié pour n'être qu'un sexe - Rose les appelle «les femmes-vulves». Selon Arcan, tout le monde consomme les femmes, que ce soit dans le Playboy pour ces messieurs ou les magazines de mode pour ces dames, où de part et d'autre le naturel est exclu.

C'est pourquoi elle aime créer des personnages féminins imparfaits malgré leur désir de perfection. «Parce que le modèle de la femme vertueuse, carriériste, mère de famille, amante extraordinaire, ça ne m'intéresse pas. J'aime explorer le côté vindicatif et même très salaud de la psyché féminine. Ça me plaît de créer des femmes jalouses ou paumées. Je trouve que ça les rend davantage humaines que l'espèce de Wonder Woman qu'on s'est créé dans notre esprit, qui n'a pas de faille et qui est seulement victime d'une obsession masculine. Les personnages féminins incarnent souvent le gros bon sens, les valeurs familiales, elles sont présentées souvent comme plus intelligentes que les hommes, comme Marge Simpson. Moi, je préférerais qu'elles deviennent plus comme Homer Simpson parce qu'il y a bien plus de fun à avoir!»

Au contraire de ses romans précédents qui ressemblaient à des confessions, À ciel ouvert n'est pas dénué de suspense; c'est en somme une «vraie histoire», dans une forme plus classique. Une découverte agréable pour l'écrivain qui compte bien répéter l'expérience. Le lecteur, lui, s'y engage à ses risques et périls; il n'y a rien de moins érotique qu'un roman de Nelly Arcan. «Je ne suis pas là pour flatter les lecteurs dans le sens du poil, surtout pas les hommes. Je trouve qu'on vit dans une société où les images confrontent très peu, elles vont dans le sens de l'idéal, du rêve qu'on veut vendre, du succès, du bonheur. Moi, quand j'écris, j'essaie d'aller à l'envers de ça. Je pense qu'on ne peut avoir une réflexion sur le monde dans la complaisance, qui va mener à une sorte d'assentiment du lecteur. J'aime plutôt lui montrer ce qu'il ne veut pas voir. Jamais je ne vais accepter de générer par mon écriture le plaisir sexuel. C'est vraiment important pour moi, parce qu'on baigne là-dedans constamment.»