À Montréal pour la première fois à l'occasion d'une visite éclair, Mathias Énard a rencontré La Presse avec, en main, un roman colossal où l'horreur se mêle au sublime. Zone, qui vient de remporter le prix Décembre, aborde la violence de la guerre à travers tous ceux qui l'ont vécue, depuis les héros épiques de la mythologie grecque jusqu'aux Palestiniens et Libanais du XXe siècle.

La grande odyssée imaginée par Mathias Énard prend son envol dans un train qui file de Milan à Rome, où l'agent secret Francis Servain Mirkovic emprunte une nouvelle identité et tente de fuir son passé d'ancien guerrier. Son voyage nous emporte dans cette «zone» floue de la conscience, hors du temps, où les milliers de souvenirs de guerre se croisent et dialoguent entre eux.

 

Le jeune auteur français, vivant à Barcelone, spécialiste de l'arabe et du persan, a mis quatre ans pour écrire ce roman aux enchaînements complexes, mais cela faisait plus de 10 ans qu'il compilait des récits et des souvenirs de guerre. «J'ai eu un premier contact avec la violence de la guerre, au Liban, en 1990, alors que je faisais un reportage sur la Croix-Rouge libanaise», raconte l'écrivain. À partir de là, j'ai commencé à rassembler des matériaux sur la violence de la guerre et les combattants, des récits, des témoignages de gens que j'ai rencontrés dans mes voyages. Petit à petit, ça a formé un réseau d'histoires et de récits.»

Mathias Énard a ensuite eu envie d'intégrer tout ce matériel dans un grand livre épique autour des Palestiniens, qu'il perçoit comme les Troyens des Temps modernes. Puis, l'idée d'un homme dans un train qui porterait tous ces récits dans sa valise lui est apparue et Zone est né. Le narrateur traîne une mallette pleine de documents sur d'hypothétiques terroristes pris dans l'engrenage de la guerre. Fuyant sa propre vie, Francis cherche à se débarrasser de ce fardeau, mais apprend aussi à l'assumer. «Ce qui m'intéresse, c'est de voir de quelle façon les hommes basculent ou pas dans la violence et comment ils assument leur culpabilité, leur rapport à la faute, à la douleur subie, ou à celle qu'ils ont fait subir», explique le romancier.

Esthétique de la violence

À l'origine du roman, il y a une volonté de donner une réalité aux guerres et à leurs morts anonymes. «Je voulais donner une matérialité à la violence, explique-t-il. Derrière l'histoire, il y a des hommes, des femmes, des enfants, qui ont eu une présence dans le monde.» Pour l'auteur, la remontée vers les origines de la violence, à travers les mythes, les textes religieux et les récits de guerre, permet de comprendre le présent. «Il faut savoir ce qu'on porte, comme Francis, pour savoir d'où on vient. Connaître les récits qui nous ont précédés nous aide à être plus libres, à s'en détacher. La liberté, c'est de comprendre pourquoi on est enclin à faire une chose plutôt qu'une autre. À partir du moment où on sait, on peut lutter contre ses propres tendances.»

Pour orchestrer cette fresque ambitieuse, Mathias Énard a placé son personnage dans un train en mouvement, cet espace entre deux mondes, hors du quotidien, propice à l'introspection.

Zone est composé d'une seule phrase presque sans pause, qui traduit le fil ininterrompu de l'histoire et crée un liant entre tous les récits. «Ça s'est imposé à moi, dit Mathias Énard. J'ai trouvé ce rythme, cet élan que je ne pouvais plus lâcher. Le temps ne s'arrête pas, comme la phrase unique qui aide à créer des associations d'idées, mais tout est construit», avoue celui qui a accompli un immense travail de maquettiste pour structurer ce roman aux innombrables tiroirs.

Découpé en 24 chapitres, tels les 24 chants de L'Iliade, Zone emprunte sa forme et son souffle à l'épopée homérique, dont la force est de nous parler encore aujourd'hui. «C'est un texte où les dieux et les héros font l'expérience de tous les sentiments qui animent les combattants: la haine, la peur, la lâcheté, la cruauté, la violence, la perte, la blessure. Des sentiments encore ressentis aujourd'hui», explique le romancier, qui trouve dans la mythologie une énergie première, en dehors de l'histoire, qui rejoint tous les hommes par sa puissance poétique. «La phrase unique, scandée, très écrite, et en même temps orale, est une phrase qu'on a envie de lire à voix haute», précise-t-il.

La dimension poétique de l'épopée répond au dessein de Zone. «Depuis Homère, une des rares forces de la littérature est de pouvoir transformer la violence en beauté. Un récit de violence est une forme de catharsis», croit Mathias Énard. Dans Zone, il met d'ailleurs en scène Burroughs, Genet et Lowry, des écrivains dont l'écriture s'est fondée dans la violence. Burroughs a tué sa femme par accident, rappelle-t-il. «Il est devenu écrivain pour explorer la part sombre de lui-même. Lowry a aussi essayé d'étrangler sa femme. Genet était fasciné par le mal et le crime. Comme mon narrateur, ils ont fait face à la violence, la faute et la culpabilité, résolues en quelque sorte dans l'écriture.»

Le romancier n'est pas sorti indemne de ce voyage aux enfers qui l'a épuisé psychologiquement. En revanche, un éclat de lumière traverse ce petit chef-d'oeuvre et rejaillit sur l'écrivain. L'éclairage de celui qui a plongé jusqu'à l'origine du mal et ne marche plus en aveugle, mais avec la liberté de celui qui sait.

Zone

Mathias Énard

Actes Sud, 520 pages, 38,50$

**** 1/2