Terre et cendres, son premier roman écrit en persan, était sorti de l'ombre en raison des attentats du 11 septembre 2001. C'est le Goncourt 2008 qui éclaire présentement Atiq Rahimi, pour son quatrième livre, le premier écrit directement en français, Syngué sabour, pierre de patience. Cette attention nouvelle, qui n'est pas liée à une mauvaise nouvelle, «ça change un peu», admet-il...

Tout juste sorti de l'avion, à peine revenu de ses émotions du Goncourt, Atiq Rahimi nous accorde cette entrevue à l'hôtel Hilton Bonaventure comme si de rien n'était. «Quand j'écris, je ne pense à rien, vraiment, ce n'est pas de la fausse modestie ni une sorte d'indifférence vis-à-vis des prix, c'est mon état d'esprit, parce que je suis très instinctif, dit-il. Et puis, c'est peut-être l'âge, c'est peut-être mon éducation ou ma culture qui me mettent souvent en distance par rapport à ce que je fais et à ce qui m'arrive. Je suis persuadé qu'il y a une blessure ou une joie personnelle en chacun de nous qui nous pousse à créer, à faire quelque chose.»

 

Ce sont en effet des événements très personnels qui l'ont mené à sa vocation d'écrivain, lui qui, même s'il écrit depuis longtemps, se destinait au cinéma. Né à Kaboul en 1962, puis exilé en France au milieu des années 80 pour fuir la terreur communiste, son frère sera tué dans les années 90, sous la terreur islamiste des talibans. Mais il n'apprendra la nouvelle qu'un an après le drame. Impossible de faire le deuil. Et il devait s'occuper de son enfant. «Je donnais le biberon et je n'avais rien d'autre à faire jusqu'à 3h du matin. Je me posais des questions aussi. Ma fille allait me demander un jour : d'ou viens-tu, papa? Pourquoi tu n'es pas un taliban?»

Ainsi est né Terre et cendres, le récit-soliloque d'un homme, seul survivant de son village avec son petit-fils après une attaque, qui doit aller porter l'atroce nouvelle à son fils qui travaille dans une mine. Et qui craint de le tuer par ces paroles qui annoncent le pire... Écrit en persan, c'est à l'initiative de sa traductrice que le roman a été publié chez P.O.L., la maison d'édition d'Atiq Rahimi depuis.

Le retour impossible

Ont suivi le roman Les mille maisons du rêve et de la terreur, puis ce beau livre poignant, Le retour imaginaire, mélange onirique de textes et d'images volontairement anachroniques. À son retour sur le sol natal, Atiq Rahimi a troqué son appareil-photo moderne pour un autre bien plus vieux, une antiquité achetée sur place, et plus proche de son regard d'exilé. «Tout le monde se foutait de ma gueule», raconte-t-il, hilare, au souvenir de cette aventure, alors que plein de journalistes utilisaient le nec plus ultra. Le cinéaste en lui savait ce qu'il faisait... Le résultat est stupéfiant.

Syngué sabour, pierre de patience, qui lui vaut toute cette attention, c'est autre chose, c'est une étape, mais le roman est né aussi d'un deuil. Il n'arrivait plus au bout de ses projets en chantier, ébranlé par son retour au pays. Puis il apprend la mort d'une poétesse afghane qu'il admirait, tuée par son mari parce que la famille la jugeait trop libre. Le roman lui est d'ailleurs dédié, ainsi qu'à Marguerite Duras, une référence pour Atiq Rahimi; L'amant est le premier roman qu'il a lu à son arrivée en France. L'homme qui a tué cette femme s'est injecté de l'essence dans les veines. Atiq Rahimi est allé le voir, dans le coma. «À vrai dire, je voulais écrire sur cet homme, sur ce moment bien précis où il tue sa femme. Je me demandais : «Comment peut-il faire cela, tuer la mère de ses enfants?» Je voulais me glisser dans la peau de cet homme. Non seulement je n'ai pas pu me glisser dans la peau de cet homme, mais je n'ai même pas pu me glisser dans la peau de cette femme! C'est cette femme qui s'est glissée en moi. Vraiment, elle m'a volé la voix. Elle est venue habiter en moi comme si elle voulait que je parle d'elle....»

La langue française

On le croit. Syngué Sabour, pierre de patience, d'une écriture dépouillée d'artifices et dont le langage est très cru, rend parfaitement bien l'état d'esprit d'une femme qui décide de régler ses comptes avec son mari, réduit à un état végétatif, et qu'elle soigne. La syngué sabour est, dans la tradition, une pierre qui recueille toute les souffrances et qui finit par éclater. Cette femme se libère littéralement par la parole, son homme est sa syngué sabour...

Le passage à la langue française a aussi, en quelque sorte, libéré Atiq Rahimi et permis ce travestissement de l'âme. «La langue française est une langue féminine! lance-t-il dans un grand éclat de rire. J'étais toujours dans un langage un peu pudique. Je voulais vraiment casser des tabous. Je crois que c'était impossible avec ma langue maternelle, parce que la langue maternelle, quoi que l'on fasse, elle vous impose ses interdits et ses tabous. Même en Occident, la langue maternelle impose ses limites. D'où la psychanalyse...»

Face à Atiq Rahimi, on pense à Romain Gary, notamment pour le look tant il porte aussi bien le chapeau, à Cioran, qui a travaillé d'arrache-pied pour parvenir, en français, au style parfait, à Beckett, que Rahimi adore. «C'est un de mes auteurs de référence. Je ne me considère pas comme un auteur de récit temporel. Le roman, c'est le temps, l'évolution des personnages, des histoires et des vies dans le temps. Moi, c'est toujours le temps très court, 24 heures, 48 heures, deux ou trois semaines, pas plus. Pour moi, ce qui est important, c'est la situation. De ce point de vue, je me sens plus près de l'univers de Beckett.»

À l'annonce du Goncourt, l'écrivain Tahar Ben Jelloun a déclaré : «Aujourd'hui, la langue française est défendue par des métèques!» Il sourit timidement lorsqu'on le lui rappelle. «Oui, peut-être... Je n'aurais pas osé dire ça. Au contraire, je dis que c'est la langue française qui m'a donné beaucoup, non seulement la liberté, mais aussi ma poésie. Ce que je peux apporter, c'est quelque chose qui vient d'ailleurs. Une autre histoire.»

Celle, tragique, de l'Afghanistan. Atiq Rahimi partage sa vie entre la France et son pays natal, où il aide les jeunes. Il a mis sur pied une école de cinéma, il soutient une chaîne de télé indépendante. Il veut aider. «Ce pays est au carrefour de l'Occident et de l'Orient, explique-t-il. Par sa position géopolitique très importante, quand il se passe quelque chose dans le monde, cet état de malheur se cristallise en Afghanistan. Mais comme ce pays est un carrefour et qu'il a été envahi à chaque grande conquête, il y a eu un métissage extraordinaire des différentes cultures, et ce métissage donne des caractères très particuliers, ainsi qu'une identité. Il y a là quelque chose à la fois d'authentique et d'universel. Et puis, là-bas, avec tout ce qui s'est passé, chaque être est en soi un roman.»

Et Atiq Rahimi, une nouvelle voix dans la littérature française de ce siècle naissant.

Atiq Rahimi est au Salon aujourd'hui de 13h à 14h.

 

LIVRES DE ATIQ RAHIMI

Terre et cendres, P.O.L., 93 pages, 2000.

Les mille maisons du rêve et de la terreur, P.O.L., 203 pages, 2002.

Le retour imaginaire, P.O.L., 123 pages, 2005.

Syngué sabour, pierre de patience, P.O.L., 155 pages, 2008.