Trois recueils parus cette année se construisent sur des souches concrètes, ancrage s'il en est un pour les mots éparpillés. Tout d'abord, mentionnons le magnifique recueil posthume du regretté Robbert Fortin, disparu un an plus tôt, et qui paraît aux éditions de l'Hexagone où le poète oeuvrait à titre de directeur de collection. Se lient sous les pages une centaine de poèmes inspirés de lieux visités, de moments épars, de tableaux de maître, poèmes que l'auteur souhaitait faire paraître avant de nous quitter si abruptement. Mots d'homme vibrant: «De quoi as-tu peur ma vie/vaille que vaille la prise des jours/ma vie cernée de fier-à-bras», et inquiet: «Ce qui reste en nous d'humain/n'arrive pas à décrire ce qu'on perd/avec le début de l'inconscience».

On reconnaît le souci de n'inscrire que l'essentiel chez ce poète qui s'exhorte devant la constatation du temps qui passe. « [...] à ce point si pressé/tu remplacerais devant ton miroir/cet ingénu parti avec tes rêves» ou encore là, inspiré par la Tour de Londres «ornements d'os qui sommes-nous/à pourrir là embarrassés/par la sentence du temps». La mort, en avance sur son heure, plane, le poète se recueillant sur plusieurs tombes (celle de Dante, de Mitterrand, d'Apollinaire...) troublé tel Hamlet devant le crâne de Yorick. On entend d'ailleurs le frottement des os dans les mots du poète qui nous offre de l'autre versant de la vie un livre qui, de Paris «[...] la ville pleure à l'étage des pluies» à Barcelone, de Georges Sand aux Premières Nations, se conclut sur un hommage à la Dernière Cène de Léonard de Vinci.

 

Et moi? Et moi?

Ce n'est pas un tour du jardin comme celui de Fortin, mais l'auteure Sylvie Nicolas (Le sourire de Little Beaver) fore aussi dans le réel. Elle revient 10 ans plus tard sur l'enlèvement de sa fille avec Dix minutes avant l'heure aux montres de Dali chez Québec Amérique. La poète qui poursuit son incursion dans le gouffre des disparitions a «les bras de câlins coupés à la racine» alors qu'elle fait le triste décompte des minutes durant lesquelles sa vie a tourné sur elle-même, minutes où le passé et le présent se chevauchent continuellement, teintés des couleurs enfantines, d'Hansel et Gretel, et de l'ombre de cet été 1998. «J'en suis/[...] à secouer le St-Laurent son long tapis/à me rappeler nos regards défaits/à tenter de refaire l'histoire».

Le recueil présente plusieurs couches successives dont une liste d'instants glanés au drame «dans le silence des robes enterrées/pleurer le linge à repasser/juxtaposer le bleu à la tendresse», un état des lieux où la dérive sociale s'écrit avec colère et où l'auteure souligne une douloureuse ironie «en finir avec les cernes» avant de s'attarder à une description du «temps croche», changé, «tu ne bouges pas/c'est la maison qui se retourne/le coin se déplace/tu te retrouves de face». Souvent hermétique mais néanmoins évocateur, ce nouveau recueil de Sylvie Nicolas creuse le sillon de l'innocence arraché de force. Il en reste des mots en ligne, une joie estropiée, et «une demi-tasse de mémoire/dans le gâteau des anges».

Le poète Hugues Corriveau (La gardienne des tableaux) s'est aussi penché cette année sur la morsure de l'absence, décrivant quant à lui l'abandon d'êtres aimés, amis emportés, amants, frère, mère, grand-mère dans le joliment nommé Livre des absents aux Éditions du Noroît. Les départs et disparus s'entremêlent sur les pages, alors que le poète les appelle de loin tel un Rutebeuf désemparé. «Je m'abîme devant leur perte, eaux crevées/baisers fuyants, terres inhabitables./Je les veux encore dans leur misère.» La solitude devant la distance s'amalgame si bien au deuil qu'on ne les distingue plus. «[...] je sais la mort./Elle n'est pour l'instant qu'une trace sur la demeure.» Et plus loin, devant la déconfiture: «[...] une joie se brise/tel un étourneau aux pattes gelées de février./Un morceau de moi-même prend le large.» On y voit, dessinés, une amie en voyage, un mourant, personnages malgré eux de ce personnel récit de peine.

À l'image de ceux qui restent, la parole de Corriveau stagne, se répète, devient son propre écho, unique destinataire. «J'ai les pieds pris aux fondrières/à cause de la démesure de mon désarroi.» Ne reste plus que la question en boucle. Où vont-ils, pendant que «le soir fait du bruit noir derrière les fenêtres»? ...

Personne n'a trouvé d'angle à la beauté

Robbert Fortin

L'Hexagone, 176 pages, 19,95$

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Dix minutes avant l'heure aux montres de Dalí

Sylvie Nicolas

Québec Amérique, 144 pages, 19,95$

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Le livre des absents

Hugues Corriveau

Éditions du Noroît, 96 pages, 17,95$

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