L'Algérie a raté de peu son premier Goncourt, remis à Pas pleurer de Lydie Salvayre, qui n'a certes pas volé son prix. Mais si Kamel Daoud l'avait emporté, cela aurait créé l'événement. Car il en fallait de l'audace pour se mesurer à L'étranger de Camus, considéré comme l'un des chefs-d'oeuvre de la littérature française du XXe siècle.

Meursault, contre-enquête est en quelque sorte une réponse qui éclaire le monument autrement, à la fois un hommage, une réappropriation, une critique, une claque, mais certes pas un banal règlement de comptes.

À l'amorce célèbre de L'étranger, «Aujourd'hui, maman est morte», Daoud réplique: «Aujourd'hui, M'ma est encore vivante.» Impossible de ne pas poursuivre la lecture et d'apprécier le jeu de miroirs, puisque l'auteur aurait poussé l'exercice jusqu'à obtenir à peu près le même nombre de caractères que le roman de Camus, en plus d'émailler son récit d'un tas de références à ce classique. Loin de simplement le parasiter, Daoud crée autre chose, à la manière d'un Frankenstein littéraire.

C'est Haroun, le frère de «l'Arabe» tué par Meursault, qui parle et nomme l'illustre assassiné dont personne ne connaît l'identité: Moussa. L'omission de ce nom hante Haroun autant sinon plus que le meurtre, comme si cela révélait l'éléphant dans le salon, à savoir qu'on a jugé Meursault beaucoup plus pour son insensibilité par rapport à sa mère que pour l'assassinat d'un «Arabe», le «colonisé» étant le grand fantôme qui hante L'étranger... «On le désignait l'Arabe, même chez les Arabes. C'est une nationalité, "Arabe", dis-moi?» Depuis le drame, il se voit, avec sa mère, comme «un couple ridicule posté dans les coulisses d'un chef-d'oeuvre».

Mais dans la forme, le véritable hommage s'adresse à un autre roman de Camus, peut-être meilleur, soit La chute, qui s'offrait comme une confession, ce que fait Haroun accoudé au zinc - il boit à la barbe des règles de l'islam, «entre Allah et l'ennui». Dans les propos de ce frère en colère contre un livre et contre ce qu'est devenue sa patrie, Daoud brouille volontairement les frontières entre le narrateur et l'auteur de L'étranger.

«Je me dis qu'il devait en avoir marre de tourner en rond dans un pays qui ne voulait de lui ni mort ni vivant. Le meurtre qu'il a commis semble celui d'un amant déçu par une terre qu'il ne peut posséder. Comme il a dû souffrir, le pauvre! Être l'enfant d'un lieu qui ne vous a pas donné naissance. Moi aussi j'ai lu sa version des faits. Comme toi et des millions d'autres. Dès le début, on comprenait tout: lui, il avait un nom d'homme, mon frère celui d'un accident. Il aurait pu l'appeler "Quatorze heures" comme l'autre a appelé son nègre "Vendredi".»

Fondamentale dans un procès, l'heure du crime. Le sang appelle le sang, mais Daoud choisit d'appeler l'absurde, grand thème camusien. Dans un geste de vengeance commandé par la mère éplorée et omniprésente, Haroun tue un colon anonyme, mais à la mauvaise heure, c'est-à-dire après la guerre d'Indépendance - avant, on ne lui aurait rien reproché, ce qui renvoie à la citation de Cioran en exergue: «L'heure du crime ne sonne pas en même temps pour tous les peuples. Ainsi s'explique la permanence de l'histoire.»

Grand succès en Algérie, récompensé par le prix des Cinq continents et le prix François-Mauriac, ce premier roman de Kamel Daoud, célèbre journaliste en son pays, fera date. Ce qu'il y a de plus émouvant à la lecture, c'est que contrairement à Meursault, Daoud ne tire pas sur «l'Étranger»; il tend la main au frère ennemi, sinon au frère d'armes de la littérature. Et en plus, il le fait en français. Mémorable.

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Meursault, contre-enquête. Kamel Daoud. Actes Sud. 155 pages.