La solitude de la lectrice de Marie-Claire Blais est réelle. À part les critiques littéraires - et encore! -, qui a lu en entier l'immense fresque romanesque depuis Soifs en 1995, et qui en est maintenant, avec Aux jardins des acacias, à son septième titre?

Soyons honnêtes, on en rencontre peu, et on a l'impression qu'il faudra bientôt, comme pour Proust, une bible des personnages de ce cycle qui ne cesse de gagner en puissance. Ce n'est pas un cycle, c'est un cyclone. Marie-Claire Blais, sans doute la plus grande écrivaine québécoise vivante à l'heure actuelle, laissera assurément un incroyable et inépuisable héritage aux exégètes de son oeuvre.

C'est qu'il en faut du souffle au lecteur pour se lancer dans la phrase blaisienne, qui ne peut souffrir aucun moment d'inattention. À chaque parution, on l'avoue, on sent comme une fatigue d'avant marathon. On sait ce qui nous attend. Alors oui, on prend une grande respiration, on se lance et, encore une fois, on se laisse happer par la narration aux frontières poreuses de Blais, qui passe toujours sans prévenir d'un personnage à l'autre. Les vrais maniaques ont pris l'habitude de compter les rares points du roman, c'est tout dire! Nous croyons en avoir trouvé environ 35 pour celui-ci...

Terrible personnage

Tous les romans de cette fresque - Soifs, Dans la foudre et la lumière, Augustino et le choeur de la destruction, Naissance de Rebecca à l'ère des tourments, Mai au bal des prédateurs et Le jeune homme sans avenir - sont des tours de force, et la plupart ont été couronnés de prix, mais nous sommes d'avis que Marie-Claire Blais atteint à un nouveau sommet avec Aux jardins des acacias. Question de goût, sûrement; on y trouve moins de lyrisme, plus de colère, la faute en revient à un nouveau personnage, le terrible Wrath, prêtre pédophile déchu, véritable diable exterminateur qui a, étonnamment, ses bons côtés, car le Mal est chose complexe et contient quelques séductions. Comme ces nazis esthètes et mélomanes, Wrath encourage Fleur, le jeune musicien prodige qui rappelle André Mathieu, à accepter son destin, entre quelques envolées purement nihilistes. «Il faut laisser aux monstres le droit à la pitié», dit-il...

Car Wrath est le reflet de ce monde sans pitié qui, jour après jour, et de plus en plus, crée des exclus et des marginaux menaçant de devenir une armée furieuse qui balaiera tout. Mais il y a ce petit paradis, Aux jardins des acacias, sous la gouverne du docteur Dieudonné, qui accueille les gens atteints du sida, comme Petites cendres, mais aussi Angel, l'enfant contaminé qu'aucun parent ne peut supporter dans l'entourage de sa progéniture.

Pendant ce temps, Daniel écrit son roman - et offre quelques réflexions que tout aspirant écrivain devrait lire -, Mai est à l'université, Petites Cendres fait son jogging, avec en toile de fond une Amérique qui ne tient plus ses promesses, qui préserve ses «taches de notre Moyen Âge, en ces années de progrès», traversée par les inégalités et les souffrances innombrables, la haine et la violence qui culminent en des tueries de masse, mais où subsistent encore des refuges, particulièrement ceux de la solidarité, de la rébellion et de l'art contre la Meute avec un grand M... Tant que la peur ne dépasse pas l'espérance.

Avec Aux Jardins des acacias, Marie-Claire Blais se surpasse, et nous n'avions pas envie de déranger l'écrivaine peu volubile dans ses terres de Key West. Une simple envie de dire merci et que nous serons là pour le huitième titre de celle qui, à plus de 70 ans, n'a absolument rien perdu de sa fougue - même qu'on a l'impression parfois qu'elle est possédée, comme une visionnaire, témoin du naufrage de la civilisation, sans jamais pour autant sombrer dans l'«après-moi, le déluge».

L'expérience de lecture de cette fresque est, au bout du compte, ce qui se rapproche le plus de cette saisie de la complexité du monde par l'écrivain, non seulement de manière formelle, mais aussi humaine. Peu d'écrivains y parviennent.

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Aux jardins des acacias. Marie-Claire Blais. Boréal, 222 pages.