Ce n'est pas Robert Lévesque qui n'est plus fait pour le journalisme, c'est le journalisme qui n'est plus fait pour Robert Lévesque. Pratiquement personne aujourd'hui ne se permet le luxe de la phrase longue, interminable, truffée de virgules, de points-virgules, de parenthèses, d'italiques, de tirets - et bon Dieu qu'il en abuse.

L'ancien critique redouté du Devoir adore prendre les chemins les moins fréquentés et ne se gêne pas pour nous imposer les méandres de son esprit érudit. Ces Digressions sont à placer en ligne directe - si on peut dire! - avec Déraillements, son précédent recueil de textes chez Boréal. Lévesque, c'est l'anti-Twitter par excellence (140 caractères, c'est pour les anorexiques de l'écrit, au fond), et, pourrait-on ajouter, «l'anti-twit» incarné.

Qu'est-ce qu'on y trouve? Les passions habituelles de Lévesque, promeneur solitaire, parfois à vélo, des grands arts. La littérature, le cinéma, le théâtre, la musique, la peinture, toujours avec ce souci maniaque du détail. Robert Lévesque est à la littérature ce que Paul Houde est aux sports: un obsédé de la date, du potin, des coulisses, de la petite histoire derrière la grande, bien plus révélatrice que les gros canons de la gloire.

Non sans malice, il parle de ces gens qui font semblant de ne pas le reconnaître quand ils le croisent dans la rue, raconte ses souvenirs (un portrait étonnant de Geneviève Bujold), dresse une hallucinante nécrologie commentée, aborde avec beaucoup de pudeur sa vie privée, mais avec férocité la bêtise, dans une charge à fond de train contre «l'affaire Cantat» qui a déchaîné les passions lorsque Wajdi Mouawad a voulu présenter la pièce Des femmes avec la participation du chanteur de Noir Désir. Dans ce texte, tout le monde en prend pour son grade.

Et toujours cette admiration pour Louis-Ferdinand Céline, qui hante ce recueil de bout en bout, manifestement une inspiration. «Ce titre, me suis-je dit, ce sera Digressions; ça m'est sorti comme ça de la caboche, comme un sou d'une tirelire secouée; c'était, pensai-je aussitôt, la clé des champs qui allait me permettre de fuir à l'aise, de me livrer à mon penchant pour les bifurcations, les pattes d'oies et les étoiles, les parenthèses et les tirets (un goût, un faible, un vice, un défaut?) - la dentelle véritable, dirait Céline, qui ne s'en privait pas...» (nous cessons brutalement ici la citation, faute d'espace). Non sans raison, Lévesque constate que le siècle «sans cinéma, ni télévision, ni Facebook» de Dickens et Zola était «plus joyeux, en quelque sorte, plus curieux, plus à vif (le réalisme, le naturalisme, le vérisme) sous ses jupes apparemment mais pesamment morales», lui qui observe durement ce présent, «celui de la risée générale et de la douleur particulière, celui maintenant des réseaux sociaux du progrès et de la bêtise, ces alliés de tous, celui des grimaces industrielles du juste pour rire, celui des rares écrivains discrets qui vivent en province et quelques lecteurs urbains réfugiés sous leurs lampes, en intellectuels apatrides, artistes retirés, souverains sans royaume mais sensibles sans cesse...». Encore une fois, on coupe brutalement, faute d'espace. Lisez Lévesque dans le texte, dans le livre, ce dernier territoire véritablement libre.

Extrait de Digressions

«Attention: avec l'ouverture du Neveu de Rameau je ne me prends pas pour Diderot, pas plus que tantôt pour Céline, je ne suis ni philosophe encyclopédiste ni médecin hygiéniste; mais qu'il fasse beau, qu'il fasse laid, j'aime écrire comme je l'entends, et si le temps est trop froid, ou trop pluvieux, je me réfugie (en pensée, en apnée) au café de la Régence, sans pour autant être joueur d'échecs, ni penseur illuminé ni romancier inspiré.»

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Digressions. Robert Lévesque. Boréal, 178 pages.