Dix ans après Middlesex, qui lui avait valu le Pulitzer, près de 20 ans après Les vierges suicidées, porté au cinéma par Sofia Coppola, Jeffrey Eugenides revient avec un roman réaliste campé dans le monde universitaire de la côte Est.

Malgré son titre, Le roman du mariage est moins un livre sur le mariage qu'un roman sur les livres et sur leur pouvoir, particulièrement chez ceux qui entraient dans l'âge adulte au début des années 80, à une époque où le philosophe ne réfléchissait plus à la mort, mais à «ce qu'on veut dire quand on dit que l'on meurt», pour citer un des personnages.

Il y a d'abord Madeleine, belle jeune femme de bonne famille, qui trouvera dans l'approche féministe une respectabilité intellectuelle à son engouement pour Jane Austen - comme elle adoptera une nouvelle coupe de cheveux new wave adaptée... à son cours de sémiotique, la nouvelle religion.

Il y a ensuite Leonard, brillant étudiant en biologie et philosophie, beau et drôle, coqueluche du campus, à l'enfance difficile, qu'elle finira par épouser malgré la maladie mentale qui le hante.

Il y a aussi Mitchell, l'ami fidèle porté sur la théologie, qui part en Europe et en Inde après la remise des diplômes, dans une quête mystique où il tente d'apaiser son amour pour Madeleine.

Écrit à la troisième personne, le roman adopte tour à tour le point de vue de Madeleine et de Mitchell, un peu moins celui de Leonard, perdu dans les affres de la maniaco-dépression, décrite ici avec beaucoup de nuances.

Les mots exacts

Au coeur du récit figurent les Fragments du discours amoureux de Roland Barthes, un «manuel de réparation pour le coeur, avec le cerveau pour seul outil».

Madeleine ne peut s'empêcher d'y trouver, au premier degré, les mots exacts décrivant ses sentiments. D'ailleurs, le jour où elle lui avoue son amour, Leonard lui répond par une citation: passé le premier aveu, «je t'aime» ne veut plus rien dire. Elle le laisse. Il sombre dans la maladie, qu'il cachait jusque-là.

Si c'est un roman (encore un?) sur les livres, il n'en est pas pour autant hermétique. Plus léger qu'on l'aurait cru, porté par une écriture souple et cinématographique, habilement construit - les fréquents retours en arrière coulent de source -, il souffre peut-être de l'absence d'une réelle tension dramatique.

Mais le livre d'Eugenides est certainement un très bon roman pour les littéraires, pour ceux qui ont étudié la littérature, les sciences humaines ou les communications.

Ceux-là se délecteront des descriptions que l'auteur fait des modes et snobismes universitaires: tel professeur de lettres s'est converti à la sémiologie, «au doux parfum de révolution», comme on traverse la crise de la quarantaine, pour porter un blouson de cuir et récupérer dans ses cours les jeunes paumées «les plus sexy».

Jeffrey Eugenides, qu'on a classé dans la génération de Jonathan Franzen et David Foster Wallace (que certains ont cru reconnaître dans le personnage de Leonard), plonge dans l'esprit d'une époque: les Doc Martens, les Talkings Heads, les t-shirts et jeans noirs déchirés, mère Teresa, les premières bières importées...

Ses jeunes personnages n'ont rien d'extraordinaire, et c'est peut-être là leur intérêt. On n'épouse pas vraiment leurs malheurs, on ne s'émeut pas complètement avec eux.

Mais Eugenides fait une analyse très fine des comportements et des non-dits, des fiertés et des faiblesses que chacun tente de cacher aux autres et à soi-même.

EXTRAIT LE ROMAN DU MARIAGE

«Cela laissait un important contingent d'étudiants qui choisissaient la littérature par défaut. Parce qu'ils n'utilisaient pas suffisament l'hémisphère gauche de leur cerveau pour faire des sciences, parce que l'histoire était trop rébarbative, la philosophie trop difficile, la géologie trop orientée pétrole, et les maths trop mathématiques --parce qu'ils n'avaient aucun talent pour la musique ou l'art, aucun intérêt pour l'argent et ne jouissaient au fond, que d'une intelligence limitée, ces jeunes gens se lançaient à la conquête d'un diplôme universitaire en continuant de faire ce qu'ils faisaient depuis l'école primaire: lire des récits. La littérature était la voie que choisissaient les gens qui ne savaient pas quelle voie choisir.»

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Le roman du mariage. Jeffrey Eugenides. Éditions de l'Olivier, 553 pages.