Le 2 décembre dernier, pour le 30e anniversaire de sa mort - par suicide, faut-il le rappeler -, le Musée des lettres et manuscrits de Paris a organisé l'exposition Romain Gary, des Racines du ciel à La vie devant soi, qui a donné ce beau livre, Lectures de Romain Gary, dans lequel on peut scruter plusieurs manuscrits et tapuscrits de l'écrivain caméléon. Une douzaine de «lecteurs» ont été invités à commenter l'oeuvre multiforme de Gary, parmi lesquels Pierre Assouline, Nancy Huston, Tzevan Todorov, Pierre Bayard ou Bernard-Henri Lévy.

Le but de l'exercice? Relire Romain Gary et ses avatars - Émile Ajar, Fosco Sinibaldi, Shatan Bogat... Il semble admis par plusieurs que l'écrivain traverse un purgatoire. Ou, du moins, que son célèbre exploit, l'Affaire Ajar, qui aura mystifié tout le milieu littéraire et lui aura permis de remporter pour la deuxième fois le Goncourt sous pseudonyme, alors que l'on disait Romain Gary fini, continue de faire de l'ombre à ses romans, à son talent. «Le plus souvent, les gens qui s'intéressent à Gary continue de ne s'intéresser qu'à cette part de lui à laquelle il voulait, précisément, tordre le cou», dit BHL, avouant avoir un jour méprisé l'humanisme et l'imaginaire de l'écrivain qui avait osé attaquer ses maîtres à penser structuralistes dans Pour Sganarelle. Selon Adélaïde de Clermont-Tonnerre, «pour Romain Gary, depuis Kafka, le roman s'est soumis. La botte du réel a écrabouillé les écrivains».

Ce sont des lectures profondes de gens gagnés à sa cause, remplies d'anecdotes et d'affection, un régal pour les fans. Plus émouvante encore est la deuxième partie du livre, qui démontre à quel point Gary était non seulement atteint par «la plus vieille tentation protéenne de l'homme: celle de la multiplicité», mais de cette «maladie de l'écriture» qui l'aura rendu si prolifique. Plusieurs romans de front, sous divers noms, en français et en anglais... sa créativité explose précisément lorsque son identité se scinde, comme un atome. Quelques inédits inachevés aussi, dont Le charlatan, dans lequel on est tenté de lire une explication à cette multiplicité: «Celui qui ne s'appelait pas Slavitz avait changé tant de fois d'identité qu'il en arrivait à regarder tous les hommes avec sympathie, ne sachant pas s'il n'était pas l'un deux et tous les autres. Il avait tué un jour un homme qui se faisait passer pour lui et il fut en proie pendant plusieurs jours à un malaise assez comique, se demandant s'il n'avait pas tué celui qu'il était vraiment, s'il n'était pas mort, s'il n'était pas l'ennemi qu'il avait abattu. (...) Ces identités éphémères et qui ne duraient que le temps de mener à bien une mission ou de refaire fortune, ressemblaient un peu aussi à une lutte contre les limites, à une gourmandise de vie trop grande pour qu'il put se contenter d'un je unique, ayant une véritable phobie de l'irrémédiable que les hommes essaient de fuir depuis toujours en inventant tantôt Dieu, tantôt les héros imaginaires et autres histoires qui se racontent.»

Ce manuscrit daterait de 1969, soit cinq ans avant la création d'Émile Ajar. C'était écrit, comme on dit. Romain Gary, né Kacew, héros de la Résistance, diplomate, écrivain pluriel, n'aura au fond suivi qu'une seule voie: celle de les prendre toutes.

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Lectures de Romain Gary. Collectif. Gallimard / Musée des lettres et manuscrits, 236 pages.