Hasard ou coïncidence? Les romans de Maylis de Kerangal et de Mathias Énard, qui ont remporté respectivement le prix Médicis et le Goncourt des lycéens, sont construits autour de l'idée d'un pont. En architecture, plus que les palais, le pont semble l'un des sommets du génie humain, un symbole de la civilisation, un défi lancé à la géographie et la nature, l'espoir d'un rapprochement entre les peuples. Mais c'est aussi l'objet de toutes les convoitises, un facteur de division et une illustration de l'orgueil fou des hommes. Chez Mathias Énard, ce pont est une esquisse de l'artiste Michel-Ange qui, insulté d'être traité en valet par le pape Jules II, accepte l'invitation du sultan Bajazet qui sollicite son talent pour transformer la Corne d'Or et le visage de Constantinople. Michel-Ange veut réussir là où son rival Léonard de Vinci a échoué, mais c'est la découverte d'un autre monde et d'autres formes qui l'attend. «La beauté vient de l'abandon du refuge des formes anciennes pour l'incertitude du présent», note-t-il. En imaginant cette rencontre orientale de l'artiste comme dans un conte, Énard dresse lui-même un pont entre le passé et le présent, et nous fait rêver.

Dans une langue beaucoup plus gouailleuse, Maylis de Kerangal rend bien l'atmosphère de fourmilière qu'on devine dans l'univers des grands travaux. Car c'est des profondeurs de la terre que naît un pont, qui attire à lui les plus humbles travailleurs aux plus importants financiers. «Attaquer le pont par le bas, donc, partir du plus noir, du plus sale, du plus élémentaire, commencer à l'envers, avancer à reculons, amorcer en retranchant, trouer, évider, défoncer. Un boulot de chien.» Nous ne sommes pas dans un conte, mais dans le concret; de l'esquisse à la réalisation, il y a beaucoup de souffrances. Déplacement de populations, trafic d'influences, résistance, volonté de puissance, voilà un roman polyphonique impressionnant, étourdissant même, dans une Californie inventée, mais dans un monde qui nous ressemble, qui rend bien la complexité et la beauté du collectif. Un roman aussi ambitieux que l'est Diderot (nom savamment choisi!), maître du chantier. Particulièrement bien construit et solide, a-t-on envie d'ajouter.

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Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants. Mathias Énard. Actes Sud/Leméac, 154 pages.

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Naissance d'un pont. Maylis de Kerangal. Verticales, 317 pages.