«La carte est plus intéressante que le territoire», c'est le titre de l'exposition de l'artiste Jed Martin, qui reproduit dans ses oeuvres les cartes routières Michelin. dans lesquelles il voit «l'essence de la modernité, de l'appréhension technique et scientifique du monde», et cela mêlé avec «l'essence de la vie animale». Rapidement repéré par la critique, il entre dans le cénacle des artistes réputés et découvrira bientôt son prix sur le marché - les italiques sont de Houellebecq. L'auteur du livre. Puisqu'il y a dans ce roman le Houellebecq personnage, à qui Jed demandera d'écrire le texte du catalogue de sa prochaine exposition, consacrée aux métiers des producteurs. Il lui demandera aussi d'être son modèle pour une toile qui deviendra hors de prix. Et qui coûtera la vie à son modèle...

Jed, double de ce Houellebecq dédoublé, partage avec l'écrivain la même vie solitaire, consacrée à la création. La même incapacité d'aimer, le même refus de se reproduire - biologiquement. De toute façon, la sexualité chez Houellebecq est toujours perçue comme un combat brutal pour l'espèce, une injustice fondamentale...

Dans ce roman, l'un des meilleurs et des plus aboutis de Houellebecq, de facture très classique, ce n'est pas seulement la carte qui est plus importante que le territoire dans l'oeil de l'artiste; l'oeuvre est plus importante que la vie de son créateur, et la mort, plus importante que le corps. Cela dans un monde où la fonction professionnelle prime sur tout, parce que «c'est sa place dans le processus de production, et pas son statut de reproducteur, qui définit avant tout l'homme occidental», pense Jed. Un monde où «le marché de l'art est dominé par les hommes d'affaires les plus riches de la planète», où «le succès en termes de marché justifie et valide n'importe quoi, remplace toutes les théories.» Bref, un monde où nous sommes tous des publics cibles, des clients, des consommateurs, où la France imite un passé idéalisé en calquant le guide touristique French Touch, selon les désirs de la clientèle touristique et de la bourgeoisie en manque de produits du terroir, et soudain dédaigneuse de la cuisine exotique des immigrants. Dans cet univers si peu futuriste de Houellebecq, «le libéralisme redessinait la géographie du monde en fonction des attentes de la clientèle, que celle-ci se déplace pour se livrer au tourisme ou pour gagner sa vie».

C'est encore le Houellebecq portraitiste de son époque, qui n'épargne personne, surtout pas lui. Il faut l'entendre pleurer sur les trois produits parfaits de sa vie de consommateur: les chaussures Paraboot Marche, le combiné ordinateur portable-imprimante Canon Libris, le parka Camel Legend. Frédéric Beigbeder, autre personnage «fictif» du roman, est dépeint de façon plus sympathique: c'est le Sartre des années 2000, et lui, il pleure en chantant le Blues du businessman.... Mais c'est Jed Martin le personnage le plus touchant, véritable artiste soumis à ses intuitions et paumé dans les réceptions, qui a échoué en amour mais qui demeure fidèle à son père malade et artiste raté. Sa mélancolie traverse tout le roman, il semble le seul être pur dans ce monde d'apparences. Alors que, constate-t-il, «le monde était tout sauf un sujet d'émotion artistique, le monde se présentait absolument comme un dispositif rationnel, dénué de magie comme d'intérêt particulier».

En 2005, pour la sortie de La possibilité d'une île, le jury du Goncourt n'avait pas apprécié de se faire tordre le bras par la gigantesque machine de promotion autour de l'écrivain. Cette fois-ci, pas de scandale et pas de grincements de dents. La carte et le territoire est un grand roman.

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La carte et le territoire. Michel Houellebecq. Flammarion, 428 pages.