Dès le début, Benoît Murray commence sa vie en retard. La picote volante lui vole sa première semaine à l'orphelinat. Alors que tout le monde s'installe et apprend, il est en quarantaine. Cela ne l'empêchera pas de devenir le premier chanteur de la chorale, une visibilité qui le fera remarquer de la famille Cyr, dont les parents tiennent une petite boulangerie, et qui l'adoptera.

On pourrait croire que son destin va enfin s'épanouir, mais Benoît Murray ne rattrapera jamais vraiment ce retard originel dans sa vie. Dans l'univers de Michael Delisle, les personnages sont rarement responsables de leur sort, ils sont happés, pour ne pas dire broyés, par les circonstances, l'époque, les conditions sociales. Rebaptisé, Benoît Murray ne sera jamais du sang des Cyr. De plus, constate-t-il, «ils m'ont adopté dans une période faste. Juste avant l'Expo (...) J'ai compris que mon arrivée était ou bien le souvenir d'un temps d'abondance, ou bien le début d'une débâcle qui n'en finissait plus de finir».

Car en face de la boulangerie vient s'installer un concurrent, un traiteur belge beaucoup plus au goût du jour de ce Plateau en devenir que la vieille boulangerie familiale sans lustre et sans raffinement. Le Québec change, mais les Cyr sont incapables de s'adapter. Alors qu'il a pour mission de surveiller l'ennemi, Benoît tombera follement amoureux du nouveau traiteur, qui lui fait découvrir un nouveau monde, rempli de merveilles, et cela passe par la langue: les saveurs, les sensations, les mots, surtout. Car, dit-il, «mon père ne m'a rien appris. Je n'ai appris que des mots inutiles, tout seul dans mon coin, avec des mots croisés. De mon père, il me semble que je n'ai eu que du silence. Je lui en veux».

En fait, Benoît ne possède rien, pas même son identité, hormis ce tiroir no. 24 qu'on lui a un jour attribué à l'orphelinat. Quand cette histoire d'amour se termine, et que sa famille se débarrasse de lui brusquement, il dérive, dans la drogue, la prostitution, sans autre repère que ce triste tiroir no. 24, jusqu'à une ultime et tragique tentative de renverser les choses qui, finalement, ne changeront pas.

Michael Delisle est passé maître dans la description de ces tragédies ordinaires mettant en scène les laissés-pour-compte, et cela, toujours dans une langue d'une sobriété exemplaire, dont la redoutable efficacité consiste à sceller les émotions dans des phrases si étroites, si brutes, qu'on se sent oppressé malgré l'épuration du style. Une mélodie de déshérités de la vie qui ne sonne jamais faux, malgré la maigre partition qui leur est donnée.

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Tiroir no. 24. Michael Delisle. Boréal, 127 pages.