«Honnêtement, qui aurait pensé qu'une fille de Saint-Sauveur puisse se lancer dans un métier comme celui-là? J'ai été étonnée d'apprendre que Kate et Anna avaient un contrat de disques et, en plus, avec une grosse boîte comme Warner!»

Attablée avec sa soeur Anna dans un café de la rue Laurier, Jane McGarrigle résume en quelques phrases l'odyssée de ses jeunes soeurs qui ont grandi comme elle dans une famille modeste de Saint-Sauveur. C'est la genèse de cette aventure improbable qu'Anna et Jane racontent dans le livre Entre la jeunesse et la sagesse, paru récemment en traduction chez Flammarion.

Quand on a proposé à Anna d'écrire l'histoire de la famille McGarrigle, elle a tenu à le faire avec sa soeur aînée dont elle a toujours admiré la plume.

«J'aime beaucoup écrire. Notre éditrice a dit que j'étais une auteure inavouée. C'est vrai», reconnaît Jane qui rend aussitôt le compliment à sa soeur.

Anna: «Oui, mais moi je n'ai jamais lu autant que Jane!»

Jane: «C'est pas toujours la quantité, c'est la qualité. Anna a beaucoup lu de ce qui est littéraire, peut-être plus que moi. Kate encore plus, elle avait toujours le nez dans un livre.»

Anna: «Kate aimait des choses très weird

Dans leur livre, Anna et Jane prennent tour à tour la parole, l'une complétant le récit de l'autre.

«Honnêtement, ce n'était pas planifié, notre affaire... un peu comme les shows de Kate et Anna», lance Jane en pouffant de rire.

Kate et Anna, nous apprend le livre, pratiquaient dès les années 60 la manière McGarrigle, dans les boîtes de folk montréalaises au sein du groupe Mountain City Four: une présence scénique peu élaborée, des séances d'accordage interminables...

«Moi, je n'ai jamais aimé assister à un spectacle où tout est en ordre. Après un show où il ne s'était rien passé de mal, on se disait: "That was boring"!», renchérit Anna, que cette attitude en apparence nonchalante aidait à se détendre sur scène.

«Kate aussi, ajoute Jane. J'avais l'impression qu'elle le faisait exprès: son banjo était très bien accordé, mais elle le désaccordait et l'accordait de nouveau.»

Une passion héréditaire

Dans la maison de Frank McGarrigle et Gabrielle Latrémouille, la passion de la musique était héréditaire.

«À l'époque, je pensais que tout le monde faisait de la musique, se souvient Jane. À Saint-Sauveur, c'était comme ça, avant la télévision. C'était la danse à claquettes, l'harmonium, les violoneux... Tout le monde jouait de la musique, tout le monde chantait.»

En feuilletant Entre la jeunesse et la sagesse, nous tombons sur une photo de jeunesse de leur mère Gaby, qui ressemblait beaucoup à Kate, leur soeur disparue.

«Kate, c'est une Latrémouille, et moi aussi, je pense. Anna, c'est plutôt une McGarrigle», précise Jane.

Anna n'est pas d'accord: «Non, je suis une Latrémouille. Quand j'étais petite, on disait toujours que je ressemblais à mon père, mais c'est Kate qui lui ressemblait.»

Anna avait une relation symbiotique avec sa cadette Kate, qui l'a entraînée dans une carrière musicale d'envergure internationale. «C'est comme si Anna avait perdu une partie de son corps», nous avait dit Rufus Wainwright au lendemain de la mort de sa mère le 18 janvier 2010. Dans le livre, Anna-la-timide qualifie sa jeune soeur plus fonceuse de «barreuse de la chasse-galerie».

Pendant les trois années qu'elles ont consacrées à la rédaction de leur livre, Anna s'est beaucoup rapprochée de Jane qui, même si elle a suivi son mari en Californie au milieu des années 60, a toujours été très liée à ses soeurs: elle jouait déjà sur le premier album de Kate et Anna en plus d'écrire avec elles, de devenir leur agente et de monter souvent sur scène à leurs côtés.

Kate, la mémoire de la famille, n'était plus là pour confirmer l'exactitude de leurs souvenirs, mais Anna et Jane n'avaient rien oublié des histoires que leur mère Gaby leur avait racontées des centaines de fois.

«Notre mère a connu la Première Guerre mondiale, la grippe espagnole, la Dépression... Elle avait beaucoup à dire, elle était très amusante et elle savait bien raconter une histoire», d'expliquer Jane.

photo Michel Gravel, archives la presse

Les sœurs Anna, Jane et Kate McGarrigle en 1980

L'histoire en toile de fond

Entre la jeunesse et la sagesse, c'est aussi le portrait d'une époque révolue et pourtant pas si lointaine. Celle des religieuses enseignantes, parfois sévères mais qui ont beaucoup contribué à l'éducation musicale des filles McGarrigle, et de la messe du dimanche dans l'église de Saint-Sauveur où Jane, qui jouait de l'orgue pour le joli salaire de 500 $ par année, s'est un jour lancée dans Great Balls of Fire de Jerry Lee Lewis en croyant, à tort, que la maison de Dieu s'était vidée.

C'est aussi, au début des années 60, un rassemblement politique de gauche dans un local de travailleurs du boulevard Saint-Laurent auquel Anna a assisté et qui a fait craindre le pire à son papa, convaincu que sa fille avait été fichée par la GRC. Ou encore la bombe du FLQ qui a explosé juste à côté de la boutique de fleurs des beaux-parents d'Anna à Westmount.

C'est enfin Anna qui a vu chanter Bob Dylan dans une petite boîte montréalaise, le Pot-Pourri, en 1962, puis l'a applaudi à Newport le jour où il est devenu électrique. Ou Jane qui, escortée par des Hells Angels, se faufile en moto dans la foule venue assister au concert des Stones à Altamont.

«Je voulais juste dire que j'étais au show des Rolling Stones à l'aréna Maurice-Richard en 1965, lance Anna, interrompant sa soeur. Et puis j'ai vu Jimi Hendrix à Paul-Sauvé.»

Entre la jeunesse et la sagesse se termine peu après le lancement du premier album de Kate et Anna McGarrigle et l'annulation de la tournée qui devait suivre parce que Kate était enceinte de sa fille Martha. Y aura-t-il un deuxième livre qui racontera la carrière de Kate et Anna McGarrigle?

Jane confie que, récemment, leur éditrice a laissé entrevoir la possibilité d'une suite, mais Anna hésite: «C'est beaucoup de travail.»

Anna et Jane McGarrigle lanceront officiellement leur livre le 4 juillet à la Cinquième Salle de la Place des Arts dans le cadre du Festival de jazz. Elles en liront un court extrait puis chanteront quatre ou cinq chansons de Kate et Anna avec leurs invités.

Les laissez-passer gratuits pour assister à ce lancement sont offerts aux guichets de la Place des Arts.

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Entre la jeunesse et la sagesse. Anna et Jane McGarrigle. Traduit de l'anglais par Rachel Martinez. Flammarion, 352 pages.

image fournie par Flammarion

Entre la jeunesse et la sagesse, d'Anna et Jane McGarrigle