Assis tous les deux sur le divan de leur salle à manger, Eva et Ruda Roden égrènent les épisodes de leur jeunesse tourmentée avec calme et bonne humeur. Pourtant, avant de s'établir à Montréal, où Ruda est devenu psychiatre et psychanalyste, ils ont vécu en enfer.

Nés à Prague, en Tchécoslovaquie, Eva et Ruda sont autant les témoins de la force de l'âme humaine que des horreurs de l'Holocauste. Tous deux conduits en train à bestiaux au camp de concentration d'Auschwitz-Birkenau le 23 décembre 1943, ils s'en sont miraculeusement sortis et racontent leur histoire dans Eva et Ruda: Récit à deux voix de survivants de l'Holocauste, publié par Les Éditions du passage.

Ils ont grandi dans des familles juives non pratiquantes mais très patriotiques. Ils se sont rencontrés le 9 avril 1940, un an après l'occupation de leur pays par les nazis. Eva a alors 16 ans. Ruda, quelques années de plus.

Montée de la haine

Le livre raconte la montée de la haine vis-à-vis des Juifs de Prague, la peur qui devient quotidienne, l'arrestation de membres de leur famille, la passivité des Tchèques, l'organisation de groupes sionistes, la déportation des Juifs dans un camp de transit, à Terezín, puis leur transfert à Auschwitz.

Eva et Ruda sont passés à travers les mailles des filets. «Les gens mouraient comme des mouches, dit Eva. On sentait l'odeur, on voyait la fumée, la cendre humaine retombait sur nos bras. Je ne comprends toujours pas pourquoi ils ont brûlé et tué systématiquement 5000 personnes à la fois.»

Dans le livre, ils se demandent pourquoi les Alliés n'ont pas bombardé les camps, ajoutant que ça n'aurait toutefois pas contrarié les Allemands, déterminés à exterminer les Juifs d'une façon ou d'une autre. On comprend en lisant leur ouvrage qu'ils doivent leur salut à la chance mais aussi à leur attitude: ils ont fait face, se sont serré les coudes et se sont juré qu'ils s'en sortiraient.

Blond comme un Allemand, fort et débrouillard, Ruda est parvenu à obtenir des responsabilités dans le camp d'Auschwitz, côtoyant régulièrement le tristement célèbre docteur Mengele. «On était convaincus qu'on passerait à travers», dit Eva. «La réalité nous portait à être pessimistes mais je suis optimiste de nature, ajoute Ruda. Il faut toujours garder espoir.»

Ils ont déployé courage et solidarité envers les autres. Ils ont osé voler au risque d'être exécutés. Dans le livre, Ruda raconte qu'un jeune a été tué par les nazis pour avoir volé un radis dans un champ, près du camp de Terezín. «Quand on a faim, on fait n'importe quoi, même des choses folles», dit Eva.

Éloge à la dignité humaine

Le livre est un témoignage historique, une aventure, une histoire d'amour mais aussi un éloge à la dignité humaine, à la responsabilité de chacun de refuser l'avilissement.

Cette expérience épouvantable les a-t-elle rapprochés de Dieu? «Pas du tout», répondent-ils de concert. «Au contraire, dit Eva. Comment Dieu peut-il permettre tout ça?» Afin de combattre l'antisémitisme, Ruda dit qu'il serait bon que les prêtres rappellent plus souvent, notamment aux enfants, que Jésus était juif.

Eva et Ruda ont revu des prisonniers avec qui ils ont vécu dans les camps. Une douzaine sont venus vivre à Montréal. D'autres sont partis en Israël ou aux États-Unis. Trois amis de captivité de Ruda n'ont jamais supporté ce fardeau de leur jeunesse: tour à tour, ils se sont pendus.

Magnifique, le livre s'arrête après leur arrivée au Québec en 1948. Ils choisissent alors Montréal plutôt que Toronto parce qu'Eva parle français et qu'à Toronto, on refuse de leur servir une bière un dimanche! prétend Ruda en riant.

On voudrait savoir comment s'est déroulée leur intégration et comment ils ont vécu les 62 dernières années au bord du mont Royal. «Je vais l'écrire», promet Eva, qui rêvait, jeune, de devenir journaliste. Après la guerre, cette idée l'a quittée. «J'étais heureuse d'être en vie, dit-elle. C'était incroyable et ça me suffisait amplement.»

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Eva et Ruda, Récit à deux voix de survivants de l'Holocauste. Eva et Rudolph Roden, Les Éditions du passage, 280 pages, 27,95 $.