Alerte à 88 ans, Benoîte Groult vient de réécrire son autobiographie, qui sera son «dernier livre». Nous l'avons rencontrée à Paris avant sa venue au Salon du livre de Montréal.

Quand on la rencontre, déjà active et affairée dans son appartement de la rue de Bourgogne, à Paris, jamais on ne donnerait à Benoîte Groult les 88 ans qu'elle affiche en toute tranquillité: «Je suis née en 1920», proclame-t-elle dès les premières lignes de Mon évasion, cette autobiographie «définitive» qui reprend pour une grosse moitié le livre de souvenirs qu'elle avait publié en 1997.

 

Elle a renoncé à sa chère Irlande, où elle passait ses étés avec Paul Guimard, son compagnon pendant 54 ans, qui est mort en 2004. Elle a donc vendu la petite maison de Waterville, à l'extrémité ouest de l'île. Mais elle continue de se partager entre la Bretagne et Hyères, en Méditerranée, où elle a deux maisons bricolées. Et Paris, avec ce joli petit appartement de deux étages aménagé dans les communs (jadis pour cochers) d'un bel immeuble classé. De monter deux étages ne dérange pas trop Benoîte Groult qui, d'ailleurs, continue d'utiliser son vélo pour aller voir Grasset, son éditeur.

Elle est donc toujours en mouvement, à gauche et à droite. Et, la question du prix Femina réglée, elle se dispose à revenir une fois de plus à Montréal, à l'occasion du Salon du livre. Entre-temps, depuis la sortie de son livre, elle aura couru tous les studios de radio et de télévision. Elle a fait une apparition remarquée à On n'est pas couchés, le talk-show du samedi soir animé par Laurent Ruquier, où il convient d'avoir de la répartie face à des remarques souvent crues ou agressives.

Les ventes ont suivi. Son dernier livre, La touche étoile - un récit-essai sur le droit de choisir sa mort - avait été un inattendu et formidable succès de librairie, avec des centaines de milliers d'exemplaires vendus. Mon évasion est peut-être parti pour se vendre autant. Après trois semaines, il s'en vendait 5000 par jour.

Et la suite? «Vous plaisantez! dit-elle sans l'ombre d'un regret. C'est mon dernier livre: je n'en écrirai plus. C'est bien trop fatigant, à mon âge. D'autant plus que j'avais l'habitude d'écrire la nuit...»

Son projet, beaucoup plus modeste: acheter finalement un ordinateur, apprendre à l'utiliser et s'abonner à l'internet. «J'ai fini par avoir un téléphone portable par la force des choses, explique-t-elle. Mais, bien sûr, je ne sais pas comment envoyer un texto, le seul moyen de communication que connaissent mes petites-filles. Et quand j'envoie un article à un journal, j'en suis encore à utiliser des ciseaux et de la colle pour obtenir la version définitive...»

Cette autobiographie, c'est donc pour elle la touche finale, en somme.

La famille d'abord

Retour sur une vie hors du commun, par bien des aspects. La famille, d'abord. Celle qui allait faire du féminisme le grand combat de sa vie est née dans un milieu à la fois privilégié, très cultivé et traditionnel des beaux quartiers parisiens. Sa mère, Nicole, soeur du célèbre couturier Paul Poiret, était elle-même une créatrice de mode reconnue, une grande mondaine qui recevait les sommités littéraires et culturelles dans son salon. Également une grande amoureuse, qui eut des amants - et des amantes, telle Marie Laurencin.

«À cette époque, les femmes n'avaient strictement aucun droit, dit aujourd'hui Benoîte Groult, mais ma mère se fichait complètement de la politique. Elle séduisait, virevoltait, menait les affaires à la maison. Elle incarnait à la perfection ce que pouvait être à l'époque une maîtresse femme, une grande séductrice. Pour moi, c'était un modèle accablant, car je n'avais aucune disposition pour jouer les grandes mondaines et aucun goût pour la mode. Contrairement à ma soeur, Flora, plus délurée, j'étais une petite fille modèle et studieuse. Une jeune fille rangée à une époque qui était encore la prolongation du XIXe siècle.» Il lui faudra un premier mariage tragique (mort du mari après six mois), un second, raté, avec un journaliste macho, plusieurs avortements clandestins plutôt atroces, la rencontre avec le journaliste-écrivain Paul Guimard, avec qui elle conclura un «pacte» de liberté réciproque, pour se découvrir féministe, dans les lendemains de mai 68.

Elle se souvient de ce qui semble surgir de la préhistoire. À 25 ans, elle est prof de lettres et elle gagne sa vie: «Mais je n'avais pas droit de vote. Ni celui d'ouvrir un compte bancaire sans l'autorisation de mon mari.» De Gaulle donnera le droit de vote aux femmes en 1945. Pour la place des femmes en politique, c'est une autre affaire: «Il y avait 6% de femmes au Parlement en 1980, 18% aujourd'hui: c'est peut-être un progrès, mais la France reste la honte de l'Europe. À cause de la Loi sur la parité, il y a des femmes dans les conseils municipaux, mais pratiquement aucune maire de grande ville.»

Benoîte Groult, qui aura vécu sa jeunesse comme au XIXe siècle, puis aura été aux avant-postes du féminisme dans les années 70 et 80, aura également eu le temps de voir le féminisme organisé mourir de sa belle mort en France. «Il n'y a pratiquement plus aucun mouvement féministe survivant aujourd'hui, constate-t-elle. J'ai des filles et des petites-filles: toutes, bien entendu, profitent largement des droits que nous avons conquis en matière de contraception et d'avortement, et le reste, mais elles sont convaincues, comme la plupart des jeunes femmes d'aujourd'hui, que c'est tombé du ciel. Plus aucune femme aujourd'hui ne se dit féministe. Et quand j'insiste pour dire que je le suis restée, on me prend pour une malade... Et pourtant, il y a encore des combats à mener pour la représentation des femmes en politique. Et une vigilance à observer face à tous ceux qui, insidieusement, prônent le retour (temporaire) des femmes au foyer, lorsqu'elles ont de jeunes enfants...»

Mon évasion

Benoîte Groult

Grasset, 320 pages, 29,95$

L'auteure sera au Salon du livre de mercredi à samedi.