Après un premier flirt avec le théâtre (il a adapté Le déclin de l'empire américain, qui sera présenté en février), l'écrivain Alain Farah fait une incursion dans le monde de la bd. Dans La ligne la plus sombre, l'auteur de Pourquoi Bologne met de nouveau en scène son personnage d'écrivain. Nous l'avons rencontré avec l'illustratrice Mélanie Baillairgé. Voici un résumé de leur projet en six planches.

Entre réalité et fiction dessinée

Planche des pages 14-15

Alain Farah se trouve dans une maison de campagne de Wells, dans le Maine. Il reçoit un appel de Radio-Canada pour participer à une émission (dans laquelle il commentera les manifestations étudiantes de 2012). Il est heureux, on le voit à son rictus. Comme dans ses romans, le voici les deux pieds dans les pages de son ouvrage. «C'est un geste d'inscription », nous dit l'auteur, que l'on reconnaît à son éternel costard. «Je me demande constamment ce que ça veut dire, se prétendre écrivain», avoue-t-il. Comme dans ses romans, Alain Farah mêle réalité et fiction. Mélanie Baillairgé le dessine en grossissant ses bras et ses jambes pour se «distancer» de l'homme et traduire sa «prestance». Mais aussi «parce que c'est plus amusant!».

Dune en inspiration

Planche des pages 22-23

Toute l'intrigue de La ligne la plus sombre est dans cette page. Une intrigue inspirée du roman Dune, dans lequel le personnage de Paul Atréides, doté du pouvoir de prescience, entrevoit son futur de djihadiste. À partir de ce scénario, Alain Farah imagine ses «trois lignes du temps» qu'il vit en simultané et qui le rendent un brin anxieux: le temps clair, qui correspond à un idéal, celui du temps réel et, enfin, le temps le plus sombre, «qui incarne les mauvaises décisions». Alain Farah transpose: accepter de prendre part au débat sur le financement de l'éducation, porter le carré rouge et défendre un point de vue sans savoir s'il va en pâtir... Les dessins de Baillairgé, peints à l'encre noire, représentent entre autres les immenses vers de Dune.

Du texte à l'illustration

Planche des pages 32-33

Cette planche a conforté Mélanie Baillairgé dans le rôle qu'elle pouvait jouer dans ce projet. «Dès que j'ai lu le texte d'Alain, je me suis demandé pourquoi je l'illustrerais. Son texte, très cérébral, représentait un défi incroyable. En plus, je ne dessinais pas de décors...» Cette planche est la réponse à ses questions. Le personnage de Bob, propriétaire d'un resto de fruits de mer, croit aux esprits de la nature qui lui parlent. Une séquence qu'elle a pu illustrer librement avec cette phrase: «Des choses qui sont là sans être là.» Un mantra pour Alain Farah, qui se nourrit de ces rencontres improbables, dont celle de Bob, qui lui a véritablement remis, un jour, un papier où il était écrit «Seth Material».

Miroir cinématographique

Planche des pages 44-45

Alain Farah fait la rencontre de Clémence, qui travaille à Radio-Canada. «Une histoire d'amour qui est là sans être là, précise-t-il, parce qu'il n'y a pas un mot là-dessus dans la BD!» Avec elle, dans les voûtes de la tour, il regarde un film noir dans lequel il est le personnage principal. Ceux à qui est familière la littérature d'Alain Farah reconnaîtront cette fantaisie. Le personnage du film, c'est lui. «Alain Farah regarde Alain Farah!», s'écrie l'auteur en faisant référence au film Inception. «Je me suis inspiré d'un film appelé Faux bond, écrit et interprété par Hubert Aquin, précise-t-il. Je me suis dit: je ne suis pas le seul auteur à se projeter dans un film noir! Il y a là l'idée d'une superposition d'identités. C'est aussi le désir de l'art, qui rend la réalité plus puissante.»

Rencontrer Pauline Marois...

Planche des pages 62-63

Voici le moment où l'on décolle dans le monde d'Alain Farah. Son Bob, en fait, parle de channeling. «Seth, une entité désincarnée, se sert de certaines personnes pour faire passer son message», peut-on lire. «Ces personnes, qui transmettent ces messages, font du channeling», explique-t-il. Dans cette planche, on reconnaît Pauline Marois, qui fait appel à Alain Farah pour rédiger trois discours (une histoire vraie!). L'auteur ne sait que faire. « Si j'accepte, est-ce que c'est moi qui la channel? demande-t-il. Parce que ce sont mes mots, dans son corps à elle...» Sa Clémence lui lancera d'ailleurs cette phrase sublime: «Un arabe comme nègre d'une femme qui fait la promotion d'une charte catho-laïque? Ce serait du bon matériel pour ton prochain livre!»

... et Victor Hugo

Planche des pages 66-67

Une série d'illustrations sont collées sur les pages. S'inspirant des gravures du Français Gustave Doré, Mélanie Baillairgé avoue que ce sont les seuls dessins de l'album faits par ordinateur. Drôle d'ironie, fait-elle remarquer, sachant qu'elle a dessiné dans ce style-là pendant des années. L'auteur fait ici un aparté «farahesque». On le voit dans une barque avec un Victor Hugo géant! «Victor Hugo sert à faire le lien entre la figure de l'écrivain et le channeling, explique Alain Farah. Parce qu'Hugo a passé plusieurs années de sa vie à tourner les tables et faire en sorte qu'il y ait un dialogue entre les vivants et les morts. Bob, qui amène le spiritisme, est aussi le miroir de Victor Hugo.» Cette série de dessins a permis à Mélanie Baillairgé de faire elle aussi un «aparté» tout en illustrations.

Alain? Youssef? Charbel?

Il y a quelques semaines, Alain Farah a fait une annonce sur sa page Facebook: Son véritable nom est: Youssef Charbel Farah. Alain Farah serait-il son pseudonyme? L'auteur répond à cette curieuse sortie de placard. «Quand Juliette se rend compte qu'elle ne pourra jamais être avec Roméo, elle dit: What's in a name? Dans mon nouveau roman Mille secrets, mille dangers, je me demande ce que ça veut dire de m'appeler Youssef, qui fait partie de mon nom. Dans ce livre, qui parle des chrétiens du Moyen-Orient, je me questionne par rapport à cet héritage.» Encore une fois, l'auteur brouille les pistes entre réalité et fiction. Comme Marguerite Duras et Michel Houellebecq, Farah voulait un pseudonyme. Donc, qui signera ce nouveau roman? «Alain Farah, bien sûr», répond l'auteur.