Le marché de la bande dessinée à titre d'objet d'art est en train d'exploser. Mises aux enchères, des planches rapportent aujourd'hui des dizaines, et même des centaines de milliers de dollars. À Paris, ça devient chic d'en avoir une chez soi, raconte notre correspondant dans la Ville lumière.

Connaissez-vous Peter de Sève? Réponse négative presque assurée. Connaissez-vous Scrat, ce singulier écureuil préhistorique, vedette de la série de films L'Âge de glace, qui poursuit sans relâche sa quête, toujours frustrée, de noisettes? Là, un oui retentissant est plus probable.

Le premier est pourtant intimement lié au second, puisqu'il a conçu l'apparence du populaire personnage. Et celui de tous les autres «interprètes» de ce succès d'animation diffusé aux quatre coins du monde.

Comme M. de Sève, illustrateur de grand talent qui a travaillé sur plusieurs autres films connus comme Finding Nemo en plus de faire des pages couverture pour des revues de prestige comme le New Yorker, nombre des artistes à l'origine des productions populaires qui fascinent petits et grands travaillent trop souvent dans l'ombre.

«L'illustration a historiquement toujours été considérée comme l'enfant bâtard du monde de l'art», souligne en entrevue l'illustrateur, joint cette semaine par La Presse à New York, où il réside.

Le constat est valable aussi pour les créateurs de jeux vidéo au graphisme étonnant, de mangas ou encore de bandes dessinées plus classiques, longtemps considérées comme de simples formes de divertissement plutôt qu'un art en bonne et due forme.

La galerie Arludik

C'est précisément pour faire connaître et apprécier les créateurs de ces oeuvres à leur juste valeur que Diane Launier a lancé avec son conjoint en 2004, au coeur de Paris, une petite galerie, Arludik, qui propose des accrochages de leur travail. Y compris celui de M. de Sève, qui a eu droit à une exposition il y a quelques mois.

Plutôt que de se confiner à représenter leur production grand public en y associant leur nom, l'établissement cherche à montrer d'autres aspects de leur travail, souvent multiforme.

«Ce sont des artistes qui ne sont généralement pas mis de l'avant. Ils sont souvent très contents de se retrouver en galerie», indique Mme Launier, ancienne journaliste formée en histoire de l'art.

La galerie, située dans l'île Saint-Louis, présente actuellement les peintures d'un auteur reconnu de mangas, Song Yang, qui diffère radicalement de l'oeuvre de l'artiste.

Arludik cherche aussi à partager avec le grand public les étapes suivies dans le processus de création pour mieux faire comprendre les secrets des oeuvres qu'ils connaissent et, éventuellement, «créer des vocations».

Collection de planches

L'intérêt pour la bande dessinée à titre d'objet d'art ne date pas d'hier, puisque les amateurs collectionnent depuis longtemps les planches originales.

«Maintenant, ça devient presque chic d'avoir une planche chez soi. Avant, c'était un peu ringard», dit Mme Launier.

Le marché a véritablement explosé avec le début des ventes aux enchères, qui alimente une véritable flambée des cours. Un établissement parisien, Artcurial, tient désormais plusieurs fois par année des ventes publiques pour des centaines d'oeuvres.

En septembre, des collectionneurs se disputant 244 originaux d'une bande dessinée d'Enki Bilal ont versé une somme totale de près de 1 million de dollars. Une peinture du même artiste s'est déjà vendue pour plus de 200 000 $.

Certaines galeries de la Ville lumière proposent aujourd'hui des dessins de Charles Schultz, inventeur de Snoopy, qui se vendent au détail pour plus de 5000 $. Mais la plupart des oeuvres offertes sont sensiblement moins chères.

«Ce sont des artistes dont la cote monte tranquillement mais constamment avec le temps. Il n'y a pas de risque de bulle comme dans le marché de l'art contemporain», souligne Mme Launier.

Elle pense que l'intérêt croissant pour les productions des artistes du 9e art exprime d'ailleurs une forme de désaffection pour l'art contemporain, devenu, à force d'abstractions, difficilement lisible pour le grand public.

À mesure que la popularité de leur production croît, les établissements muséaux s'ouvrent. Le Centre Georges Pompidou a ainsi organisé, en début d'année, une exposition consacrée à l'oeuvre de Hergé, père de Tintin.

Au MoMA

Aux États-Unis, le Museum of Modern Art a organisé des expositions sur l'art de Pixar, la célèbre boîte d'animation, ou sur le singulier et inclassable univers de Tim Burton.

L'ouverture reste cependant «frileuse», dit Mme Launier, qui multiplie les initiatives hors des murs de la galerie pour casser cette résistance.

Arludik a tenu, avec des oeuvres tirées de L'Âge de glace, une exposition dans une chapelle située en Loire-Atlantique qui a connu un franc succès. Elle a aussi conclu une entente avec la FNAC, grand magasin culturel français, qui propose au grand public des oeuvres originelles signées des artistes et tirées en nombre limité.

Certains collectionneurs, comme Michel-Edouard Leclerc, riche homme d'affaires français, songent à créer un établissement en bonne et due forme à Paris pour afficher des oeuvres de valeur.

Un établissement similaire existe déjà depuis plusieurs années à Angoulême. La Cité internationale de la bande dessinée et de l'image dispose d'une collection de plus de 8000 planches et dessins originaux, de fonds imprimés et audiovisuels et d'objets dérivés.

Snobisme

M. de Sève pense, malgré les mutations en cours, que l'accessibilité plus grande du travail des illustrateurs et des bédéistes continue de susciter une forme de snobisme au sein de l'élite culturelle.

«Les oeuvres ne sont pas assez vagues, pas assez obscures. Les gens se disent: «Comment est-ce que ça peut être de l'art puisque je comprends de quoi il est question?» ironise-t-il.

À terme, la cote des créateurs du milieu ne peut que continuer à augmenter dans le temps puisque la relève, en matière de collectionneurs, est plus qu'assurée.

«Les enfants aujourd'hui vieillissent en étant enveloppés de productions d'animation, de BD. C'est leur référence pour définir ce qu'est le grand art», souligne l'illustrateur.

Il suffit, pour se convaincre de la justesse du propos, d'annoncer à son fils de 10 ans que l'on vient d'interviewer au téléphone le «père» de Scrat.

«De Scrat? Trop cool!» lance-t-il en levant le nez de sa bande dessinée.