Bien sûr Tintin est une marque de commerce, scrupuleusement protégée par l'éditeur Casterman et les héritiers d'Hergé. Mais Tintin appartient aussi à l'imaginaire collectif. À chacun son Tintin. Déjà traduites en plusieurs langues (bientôt en latin) les aventures du célèbre «reporter qui n'écrit jamais rien» passent au joual. Ou plutôt au français québécois... Une expérience linguistique que d'autres lui avaient auparavant fait vivre clandestinement.

Le traducteur de cette étrange et fascinante expérience langagière qu'est ce Coke en stock rebaptisé Colocs en stock, Yves Laberge, directeur de collection aux Presses de l'Université Laval, se défend d'avoir rendu les textes d'Hergé dans ce «dialecte» qu'est notre joual encore mal défini.

«Tintin a été traduit en des langues parlées par seulement 100 000 personnes. Nous sommes 7 millions au Québec. J'ai cherché une langue où on se reconnaîtrait, où on aurait le plaisir de voir nos mots, nos expressions, dans une oeuvre universelle», explique M. Laberge, qui a lui-même contacté Casterman. Il ne s'agit donc pas du tout d'une commande, mais d'un projet personnel et d'un exercice de longue haleine.

M. Laberge a mis un an avant de voir l'objet prendre forme. Chaque réplique, chaque phylactère a été minutieusement étudié et retravaillé, rien n'a été laissé au hasard ou à la facilité. «J'ai tâché de trouver, avec rigueur et constance, le juste milieu en employant des mots que seuls les Québécois comprennent, évitant les sacres et la vulgarité.» Ainsi le capitaine Haddock s'exclame : «Ôtez-vous de d'là !» ou se fait dire par un méchant : «Pis, mon vieux robineux, té-tu déjà en train de brasser la cage ?»

Pourquoi avoir choisi Coke en stock parmi les albums de Tintin? Le mot «colocs» dans le titre québécois n'est pas fortuit, puisque la «coke» en question dans l'album original ne désigne pas une cargaison de poudre blanche mais, par détour, une «marchandise» d'esclaves. «Coke en stock n'est pas le plus populaire des albums de Tintin, mais il met en scène beaucoup de personnages connus de l'univers d'Hergé.»

Haddock, le vieux marin alcoolo dont on connaît l'éternelle mauvaise humeur et les élans de colère, y tient une fois de plus la vedette. Laberge a tenu à conserver les «jurons» originaux du capitaine : «C'est une règle de fonctionnement chez Hergé, qui utilise des mots rares ou peu employés de la langue française en guise de jurons. Ce ne sont jamais des insultes habituelles : tonnerre de Brest, mille millions de mille sabords; sapajou; iconoclaste; etc. Ce langage est exclusif au capitaine Haddock.»

La traduction de M. Laberge relève, de son propre aveu, de la langue orale populaire, celle parlée ici tous les jours. Il s'agit en quelque sorte d'une partition, le rythme et la musique du français québécois y étant rendus sans moquerie, sans complaisance. Ce Colocs en stock pure laine aura-t-il une suite? Quel album, le cas échéant, aura droit au supplice ou aux grâces d'une traduction québécoise? Rien n'est certain. Mais si l'expérience suscite l'intérêt et porte fruits, Yves Laberge serait intéressé à aller de l'avant.