Après avoir représenté une arme efficace dans la lutte contre l'apartheid, la littérature sud-africaine a dû faire une mutation en profondeur pour ne pas sombrer avec lui. Au moment où l'on s'apprête à fêter le centenaire de la naissance de Nelson Mandela (18 juillet 1918), zoom sur plusieurs générations qui ont écrit l'Afrique du Sud d'hier à aujourd'hui.

L'île de Robben Island est d'autant plus lugubre que les ciels y sont clairs, l'horizon ouvert sur la ville du Cap, à 11 km droit devant, tandis que la célèbre Table Mountain semble un géant assoupi au loin. Aucun prisonnier ne s'en est jamais évadé. Au cours des 18 années où il y a été détenu, Nelson Mandela a écrit, en secret. Dans Long Walk to Freedom, il a fait le bilan de son passé et inscrit les raisons qu'il aurait de survivre. Mandela n'a pas rêvé l'avenir. Il l'a écrit, puis il l'a fait.

Tradition littéraire

Bien avant que Mandela ne soit libéré (1990) puis élu président (1994), des écrivains sud-africains luttaient eux aussi contre l'apartheid à la force de leur plume, dès les années 70 et 80. Ils se nomment Nadine Gordimer, André Brink, Breyten Breytenbach, J.M. Coetzee, Afrikaners blancs devenus des géants de la littérature mondiale, dont deux ont reçu le prix Nobel de littérature en moins de 20 ans (Gordimer en 1991, Coetzee en 2003). Au lieu de s'installer dans les pénates de leur célébrité, ils opèrent au cours des années 90 une mue postapartheid, s'engagent à chercher de nouveaux thèmes pour répondre à une profonde réflexion collective qui exhortait les artistes à distinguer création et revendication politique. Gordimer écrira notamment Un amant de fortune (2001) et Coetzee, Disgrâce (1999), considéré comme le roman préféré des lecteurs sud-africains.

Renonçant à l'idéal, les écrivains des générations suivantes, déçus par la réalité de leur société, dépeignent une Afrique du Sud certes plus libre, mais profondément corrompue, fracturée par une discrimination de classe et d'argent. «La fin de l'apartheid a libéré l'imaginaire, analyse Zakes Mda, une des voix contemporaines majeures. Il était plus simple d'écrire au temps de l'apartheid, où le bien et le mal étaient clairement répertoriés. Notre société d'aujourd'hui n'est plus manichéenne, et ça, c'est complexe.» La complexité humaine, n'est-ce pas justement l'affaire de la littérature?

Jeunes auteurs audacieux

En mars 2018 à Durban, Sizwe Mpofu-Walsh, rappeur et écrivain de 29 ans, a participé à la 21e édition de Time of the Writer, un évènement littéraire international. Son premier livre, Democracy and Delusion (2017), a lancé une large discussion politique. D'autres écrivains, comme K. Sello Duiker, disparu en 2005, ou Phaswane Mpe, mort du sida en 2004, ont mis en scène une jeunesse urbaine, consumériste, désintéressée des questions raciales et des criantes inégalités. Mpofu-Walsh n'est pas d'accord: «Le fait que mon livre soit devenu un best-seller auprès de ma génération est la preuve que les jeunes sont préoccupés par l'état du pays.»

Le succès de cet évènement littéraire annuel lui donne raison. Mais les jeunes n'y parlent pas que politique. Ils parlent d'abord littérature, romans, nouvelles, poésie (le genre sud-africain traditionnel issu de la tradition orale).

Nozizwe Cynthia Jele a imprimé sa marque en parlant d'amour. En 2011, son premier roman, Happiness is a Four-Letter Word, a remporté de nombreux prix, dont le prestigieux prix du Commonwealth et le prix M-Net du meilleur scénario adapté. Impliquée dans la promotion de la lecture auprès des jeunes des townships, notamment avec la fondation privée FunDza Literacy Trust, elle a lancé en 2018 un nouveau roman, The Ones With Purpose, qui se veut un cri de sa génération des moins de 30 ans: «Cynthia est incroyable, dit une lectrice de Durban. Elle incarne les jeunes femmes de la communauté noire, artistes, chefs d'entreprise... des lionnes, des Mama Winnie! [Winnie Mandela aujourd'hui adulée malgré les anciennes controverses]» Cynthia Jele est publiée par Kwela, respectée maison d'édition, spécialisée dans la littérature sud-africaine contemporaine. Qui dit écrivains dit éditeurs, et la multiplication des maisons d'édition constitue, elle aussi, une preuve de vitalité.

Révolution artistique ou gâchis? 

Angus Begg, journaliste et photographe au Cap, est d'accord sur ce qu'il nomme «la revanche des lionnes», mais se dit néanmoins déçu: «Il reste que notre société est gangrenée de politique. Les Sud-Africains ont vite déchanté des idéaux qui avaient placé Madiba et son parti au pouvoir. La lune de miel n'aura pas duré 10 ans. L'incompétence des politiques à faire fonctionner les secteurs clés de l'économie, quand ils ne les détournent pas à leur profit, demeure la faiblesse du pays. Aujourd'hui, je pense que si le Congrès national africain pouvait gagner des points en revenant à une société racialement polarisée, il le ferait.» Et quelles en sont les forces? «Les gens, justement, leur conscience, leur éthique professionnelle individuelle et puis la beauté de la nature, les ressources naturelles...» Les écrivains incarnent-ils cette force? «Certainement. Une révolution artistique s'est produite ici en 20 ans. Chorégraphes, musiciens, peintres, écrivains, blancs, noirs, coloured... ce sont eux, les nouveaux guerriers zoulous, et "zoulou" veut dire "ciel", alors...»

Photo Guillermo Arias, archives Associated Press

Nadine Gordimer

Dans son deuxième roman, New Times, la journaliste et romancière Rehana Roussouw parle pourtant de gâchis: «Dans les années 80, nous explique-t-elle, Desmund Tutu a inventé la formule "nation arc-en-ciel" pour inviter les Sud-Africains à célébrer leur diversité et à voir leur humanité dans celle de l'autre. Le Congrès national africain en a fait son slogan électoral. Puis, le gouvernement Mandela n'a pas apporté d'aide aux Sud-Africains pauvres atteints du sida et a vite mené une politique économique favorable aux grands entrepreneurs, creusant des gouffres entre les catégories sociales. En 1995 déjà, nous savions qu'il ne suffit pas d'un homme, aussi adoré soit-il, pour réaliser des idéaux. C'est la responsabilité des citoyens, des médias et des artistes de rester vigilants.» Et Roussouw de conclure: «J'espère que mon roman permettra de comprendre les dessous du mythe de la nation arc-en-ciel et la façon dont Mandela a conduit le pays dans le bourbier dans lequel il se trouve à présent.» 

Diversité et liberté d'expression

Il se peut que Barack Obama ne choisisse pas cet angle pour la conférence qu'il donnera à Johannesburg lors du centenaire de Madiba. Mais, justement, dans ce contexte hétérogène et explosif, que fêteront les Sud-Africains le 18 juillet? «Bonne question, réplique Angus Begg, désabusé. C'est la question. Nous dépensons des fortunes en commémorations alors que le pays est au bord de la faillite.» 

Du point de vue de la littérature en tout cas, il y a de beaux succès à fêter: l'éclectisme des nombreuses nouvelles voix des lettres sud-africaines, leur mixité d'origines, d'imaginaires, de points de vue et d'angles analytiques. La profusion des genres littéraires. La singularité des visions individuelles qui véhiculent aussi l'identité héritée de leurs communautés respectives. Et puis la liberté de penser, d'écrire, de critiquer... N'est-ce pas pour cela aussi que toutes et tous se sont battus si fort, si longtemps?

Image fournie par Little, Brown and Co.

Le livre Long Walk to Freedom