Y a-t-il des traces de Mai 68 dans notre littérature? Que se passait-il au Québec pendant que les jeunes Français lançaient des pavés à Saint-Germain-des-Prés? Pistes de réflexion.

Le climat politique

Au printemps 1968, on observe au Québec les échos de plusieurs mouvements mondiaux : nous sommes dans les années qui suivent la guerre d'Algérie et l'émergence des mouvements de décolonisation. La guerre du Viêtnam bat son plein et donc, on assiste à plusieurs manifestations pacifistes. Sans nécessairement parler d'un «Mai 68 québécois », on peut dire qu'il régnait ici un certain état d'esprit, surtout chez les jeunes. «Dans ces années-là, soit entre 1968 et 1972, le Québec est préoccupé par la question nationale, note Julien Lefort-Favreau, professeur adjoint au département d'études françaises de l'Université Queens, à Kingston. Même si ce n'est pas comparable à ce qui se passe en France, il y a ici aussi des grèves dans les cégeps. Elles avaient même commencé avant, en janvier. C'est aussi l'époque de la fondation de l'UQAM, mais c'est davantage une suite du rapport Parent que de Mai 68. Mais tout de même, la jeunesse québécoise est au courant de ce qui se passe en France.»



Les arts

Comment isoler un seul facteur pour expliquer un mouvement fluide et multiforme qui se répand dans plusieurs secteurs de la société? Chose certaine, dans les arts, il «se passe quelque chose». Il y a une volonté d'en finir avec les formes traditionnelles et les vieilles façons de faire. 

«En 1968, on assiste à l'éclatement des genres. La poésie, le théâtre, l'essai et même la chanson s'entremêlent. Raôul Duguay est un bel exemple de ça. [Claude] Péloquin et  [Lucien] Francoeur aussi», explique Jean-Philippe Warren, sociologue et auteur de l'essai Une douce anarchie - Les années 68 au Québec (Boréal)

«En France, il y a une avant-garde qui émerge dans la foulée de Mai 68, souligne Julien Lefort-Favreau. Mais il faudra attendre environ sept ans pour observer la même chose au Québec. Des gens comme Yolande Villemaire et Claude Beausoleil incarnent bien l'avant-garde textualiste. Leur travail est un écho de ce qui s'est passé en France, mais quand cela arrive ici, c'est déjà fini là-bas.» Impossible de parler de cette époque foisonnante sans parler de la revue Mainmise, foyer de la contre-culture, qui jouit d'une influence considérable. De 1970 à 1978, les Jean Basile, Denis Vanier, Christian Allègre, pour ne nommer que ceux-là, signeront des textes éclatés dans cette revue très prisée de la jeunesse montréalaise.

C'est aussi l'époque où la littérature s'intéresse à l'individu et... au cosmos. «La littérature centrée sur le Québec pivote à la fois du côté de l'introspection et de l'exploration du monde, explique Jean-Philippe Warren. Paul Chamberland, par exemple, devient un auteur psychédélique après avoir été un auteur parti-priste [c'est-à-dire identifié à la revue Parti pris qui a existé de 1963 à 1968 et qui a joué un rôle important durant la Révolution tranquille]. On pourrait nommer aussi Jacques Poulin et, pourquoi pas, Réjean Ducharme, à travers la thématique de l'enfance, notamment.»

Changement de garde

Il n'y a aucune mention de l'expression «Mai 68» dans les descriptions du Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec. «Je me demande si on peut constater un quelconque héritage de Mai 68, dans la littérature québécoise, insiste Michel Lacroix, professeur au département d'études littéraires à l'UQAM. S'il y en a un, il est très indirect, mêlé tout aussi bien aux inflexions politiques de la littérature d'alors, en particulier des avant-gardes marxiste, contre-culturelle ou féministe, lesquelles, bien que nettement distinctes sur plusieurs points, se rejoignent dans le désir révolutionnaire, dans la volonté de changer la vie. Mais rien qui, à ma connaissance, ne pointe directement vers Mai 68 comme inflexion, changement, marqueur d'un avant et d'un après.» En fait, toujours selon le professeur Lacroix, 1968 correspond davantage, sur le plan de l'histoire littéraire ou culturelle, aux Belles-soeurs, à L'Osstidcho, au manifeste Place à l'orgasme et à la fin de la revue Parti pris. «Au Québec, 1968, c'est la fin de l'unification des luttes avant-gardistes et c'est l'apparition des premières revues contre-culturelles.»

Jusque-là, les références à la France étaient très importantes dans le milieu littéraire. «On le voit entre autres chez Jacques Godbout et Hubert Aquin, note Julien Lefort-Favreau de l'Université Queens. Cette autorité française perdra de l'importance à la fin des années 60 alors que l'on constate que les références américaines deviennent de plus en plus importantes.» Il note que plusieurs écrivains québécois deviendront maoïstes au début des années 70, soit cinq ans plus tard qu'en France. Encore une fois, ce décalage. « Au fond, Mai 68 a laissé moins de traces au Québec, car un an et demi plus tard, il y a eu la crise d'Octobre, un évènement beaucoup plus puissant sur le plan de l'imaginaire. »

La littérature

Parmi les héritages de Mai 68, Jean-Philippe Warren cite le joual. «Même si ça remonte à la revue Parti pris, on peut dire que LindbergLes belles-soeurs, etc., consacrent vraiment le joual en 1968», note le sociologue. Le «parler québécois» est désormais accepté - en même temps que la langue se radio-canadianise - et cela culminera avec le Dictionnaire de la langue québécoise, en 1980.

Outre le joual, Julien Lefort-Favreau estime que l'intérêt de la littérature pour la condition ouvrière ainsi que pour l'idée de l'indépendance peut être considéré comme une trace de Mai 68. Cela dit, le professeur estime que c'est le roman Maryse, de Francine Noël, qui est le plus proche de l'esprit 68. «On y retrouve des inventions langagières, une critique des dogmatismes, des marxistes-léninistes. Son roman comporte de l'humour et une certaine tendresse.» Le professeur nomme aussi Mavis Gallant. «On oublie qu'elle est québécoise, observe-t-il. Pourtant, elle a grandi ici, éduquée chez les bonnes soeurs de la rue Sherbrooke. Elle était sur place, à Paris, et ses carnets ont été publiés dans le New Yorker à l'époque.»

Photo Marco Campanozzi, La Presse

Jean-Philippe Warren, auteur de l'essai Une douce anarchie - Les années 68 au Québec