Incontournable de la dernière rentrée littéraire française, Souvenirs de la marée basse de Chantal Thomas est le sublime portrait vivant d'une mère que seules la nage et la mer rendaient heureuse, et qui a légué à sa fille, faute d'affection, un amour de la liberté. Un livre, traversé par l'esprit de Colette, qui s'inscrit parfaitement dans la démarche littéraire et intellectuelle de cette spécialiste du XVIIIe siècle, dont l'oeuvre compte autant d'essais brillants (Comment supporter sa liberté, Chemins de sable, Cafés de la mémoire) que de romans lumineux (Les Adieux à la reine, Le testament d'Olympe, L'échange des princesses). Nous l'avons rencontrée lors de son passage au Festival Metropolis Bleu.

Depuis toujours, votre oeuvre alterne entre l'essai et le roman, et cela se mélange parfois à l'intérieur d'un même livre, comme celui-ci. Et pourtant, vous n'écrivez ni des romans historiques ni de l'autofiction.

J'ai été formée par Roland Barthes, avec qui j'ai fait ma thèse, et ce qu'il m'a donné, et que son oeuvre suggère, particulièrement dans La chambre claire, c'est quelque chose qui touche à un désir d'intelligence, de rendre le monde plus clair, donc de systèmes intellectuels et mentaux assez complexes, mais que ce soit toujours sous-tendu par l'émotion. Et moi, j'ajoute par les sensations. Ce que je cherche, indépendamment des genres très codés du roman, de l'essai ou de l'autobiographie, c'est un cheminement qui suit à la fois le parcours de ma vie et le parcours de mes découvertes intellectuelles, entre des phases de fiction.

Écrire ce livre sur ma mère, c'est quelque chose à quoi je pensais depuis longtemps. Je voulais que ce ne soit pas un portrait nostalgique ou adorateur, ni un règlement de compte, comme le sont beaucoup de livres sur les mères. J'ai voulu que ce soit elle, au présent, dans l'activité où elle rayonnait.

Effectivement, on est souvent dans l'hommage absolu ou le règlement de compte lorsqu'on écrit sur la mère. Doit-on prendre de la distance pour écrire de manière apaisée sur elle ?

D'abord, écrire au présent, c'est une manière de la voir toujours vivante. Et puis de la prendre comme une forme que je regarde à la fois de loin et de près, comme je la regardais enfant en train de nager. Cette distance qui lui donne un plein espace de liberté, j'ai essayé de la garder, tout au long du livre. Et c'est aussi pourquoi je l'ai écrit par fragments, parce que je trouve que les fragments font passer l'air. On est moins englué dans la structure narrative, qui demande toujours un avant et un après, où on est comme ligoté par tous ces adverbes temporels ou ces rapports de causes à effets.

Et justement, ce que je trouvais beau dans le personnage de la mère, de cette femme que je vois toujours comme très jeune, c'est qu'elle était quelqu'un d'inconséquent, hors de la relation cause-effet. C'est comme ça qu'on vit. Enfin, moi, je me sens vivre par fragments, par éclats, par flashs, et pas dans un couloir où les pas qui précèdent me mènent obligatoirement vers la suite.

Vous écrivez une très belle image de votre mère qui nage pendant qu'elle est enceinte de vous. Nous avons l'impression que vous êtes allée chercher l'enfant dans votre mère, en même temps que votre enfance.

Complètement. Ce temps où elle nageait enceinte de moi dans un lac, qui est déjà ici une enceinte... Elle disait seulement : « J'aimerais que mon enfant ait les yeux de la couleur de ce lac. » Elle n'était pourtant pas du tout quelqu'un qui rapportait des souvenirs. En effet, j'ai fait un effort de recréation, de sentir à quel point elle était la fille de sa mère, et que quand j'ai grandi, nous étions tout simplement deux enfants qui jouaient côte à côte. Pas les mêmes jeux, bien sûr.

Vous présentez dans ce livre la nage comme une liberté par excellence, et une liberté récente pour les femmes « qui se joue à l'échelle des siècles », écrivez-vous.

Si on regarde dans l'histoire des femmes, c'est une activité très récente. Les premières nageuses, c'est vers 1920. Les femmes ne se mettaient pas à l'eau. Et maintenant, il faut le dire aussi, il y a certaines cultures où ce n'est pas possible. Ça maintient cette idée de l'impossibilité de s'exposer dans un espace public, que notre corps nous appartient. Quand je voyageais en Espagne dans les années 70, les femmes ne se mettaient pas à l'eau. C'était une chose de touristes étrangères. C'est étrange à dire, mais nager, cela a à voir avec la nudité, mais aussi avec une certaine manière de se sentir et je pense que c'est pour ça qu'il y a une vigilance moralisatrice, dominatrice, macho, là-dessus.

Non seulement on s'expose, mais on ressent aussi. C'est très sensuel, la nage.

Exactement. C'est être complètement dans l'apesanteur, dans un liquide qui vous caresse partout. Je pense que c'est pour ça que c'est une activité qui n'a jamais été très encouragée par les pouvoirs dominants masculins. Les petites filles qui nagent, elles apprennent une indépendance de leur corps, parce que ce n'est pas une activité d'équipe, c'est solitaire. Savoir nager, c'est savoir mener sa vie à sa manière.

C'est un livre sur le souvenir, mais aussi sur l'oubli. Pour votre mère, la nage était une activité qui permettait d'oublier, elle qui ne s'intéressait pas à « la vie des autres », et à la fin de sa vie, elle avait des problèmes de mémoire. Vous vous intéressez à l'histoire, vous notez tout, êtes-vous son contraire ?

Je suis les deux. Pendant longtemps, je ne pensais pas du tout écrire, je n'avais pas d'intérêt pour l'histoire, ça m'est venu un peu comme ça, au hasard, en découvrant le siècle des Lumières, en lisant, en me promenant, en voyant l'architecture, en écoutant Mozart... Et moi, du coup, j'aime noter, j'aime inscrire. Mon livre Cafés de la mémoire a commencé comme ça. Je sortais de chez ma mère, et tout d'un coup j'ai compris, par un article de journal qu'elle avait découpé sur la maladie d'Alzheimer, que c'est de ça qu'elle souffrait. Je me suis dit que je devais retenir tout ce qu'elle était en train de perdre.

Plus profondément, j'aime que le présent soit agrandi par toutes les couches passées, les surimpositions d'événements. La question de l'oubli m'intéresse, mais la question de l'indifférence aussi. De ne pas avoir l'imagination de ce qui nous entoure. Ce qui me passionne, c'est à la fois quelque chose qui retient le passé mais qui, dans le présent même, retient ce qui est le plus fugitif.

Vous décrivez la froideur de votre relation avec votre mère, mais vous en faites finalement un portrait très vivant et sympathique.

Oui, et c'est quelque chose qui m'a fait très plaisir. De voir qu'elle était aimée à travers ce livre. Tout le monde a vécu ça avec sa propre mère ; on a la relation qu'on a, mais quand on la voit en public, sa mère, on est toujours étonné, non ? Parce que ce n'est pas du tout la même personne. C'est d'abord une femme, notre mère, qui nous précède, et avec qui on a cette relation changeante au fil du temps. Lorsque j'ai présenté ce livre un peu partout, les gens m'ont tous parlé de leur relation avec leur mère. Et ça m'a bouleversée.

EXTRAIT

« Encore en maillot de bain, debout au-dessus des vagues, tenant contre moi mes affaires trempées, je m'abandonne au ruissellement. L'eau du ciel glisse sur mon front, mes yeux, se sale du sel de ma peau. Et moi qui ai toujours vu en ma mère une femme indifférente à toute notion de transmission et en moi-même un être surgi d'aucune sagesse précédente, il m'apparaît soudain qu'à son insu elle m'a transmis l'essentiel : l'énergie d'un sillage qui s'inscrit dans l'instant, la beauté d'un chemin d'oubli, et que, si j'avais quelque chose à célébrer à son sujet, quelque chose à tenter de retracer, c'était, paradoxalement, la figure d'une femme oublieuse. »

Souvenirs de la marée basse

• Chantal Thomas

• Seuil

• 213 pages