Qu'est devenu le personnage de l'ouvrier dans la littérature d'aujourd'hui? A-t-il disparu ou fait-il un retour en force? Entrevues avec Sorj Chalandon, dont le plus récent livre rend hommage à la dignité des mineurs, ainsi qu'avec deux spécialistes de la représentation du travail en littérature, qui nous expliquent pourquoi l'ouvrier mérite encore et toujours son roman.

Sorj Chalandon: à la mémoire des gueules noires

Pour son huitième roman, Sorj Chalandon est descendu au fond de sa «première colère d'homme», comme il dit, afin de rendre hommage, à sa façon, aux 42 mineurs qui ont trouvé la mort lors de la catastrophe de Saint-Amé de Liévin-Lens, en 1974. Un roman qui fait l'éloge de la fraternité et de la dignité ouvrières, ce qui est assez rare dans le paysage littéraire.

Sorj Chalandon est un écrivain aimé au Québec, où il a reçu le Prix des libraires en 2014 pour Le quatrième mur, bouleversant roman librement inspiré de ses souvenirs de reporter de guerre au Liban.

Le jour d'avant est peut-être son roman le moins autobiographique, mais on y retrouve, intacte, la puissance de son indignation face aux injustices de ce monde. Chalandon est un maître dans l'art de toucher droit au coeur tout en éveillant les consciences. Et c'est par la fiction qu'il veut faire de la tragédie de Liévin-Lens, où 42 mineurs sont morts dans l'explosion d'une mine en 1974, la catastrophe nationale qu'elle aurait dû être. Il l'écrit en toutes lettres: «Notre deuil n'a pas été national. À l'heure de dire au revoir au charbon, la France a oublié de dire adieu à ses mineurs. 

«Que vous, au Québec, vous n'ayez jamais entendu parler de cette catastrophe, je trouve ça normal, lance Sorj Chalandon au bout du fil. Mais ce qui me met extrêmement en colère, c'est qu'en France, cela n'ait jamais été une catastrophe française. Comme si les larmes, la douleur, le désarroi, la sidération, tout cela était resté dans le Nord-Pas-de-Calais. À aucun moment, la France ne s'est dit "ce sont nos mineurs". Lors de la grande cérémonie pour les 42 morts, le président Valéry Giscard d'Estaing ne s'est même pas déplacé, il a envoyé son premier ministre Jacques Chirac qui revenait de vacances en Afrique et on s'est retrouvé avec cette image absolument terrible de gueules noires - c'est comme ça qu'on appelle les mineurs en France - face à un homme bronzé. C'est terrible et c'est tout. Et les médias sont repartis à Paris en laissant les mineurs seuls.»

En 1974, Sorj Chalandon était un jeune journaliste qui venait d'entrer au journal Libération. Il se souvient de cette tragédie comme de la première fois où il s'est rendu compte qu'on pouvait mourir en allant au travail. «On avait créé Libération pour qu'il y ait un ton différent et j'ai compris vraiment pourquoi on l'avait créé. Nos envoyés spéciaux ont écrit - c'était exagéré, mais c'était le ton -: "Ils ont assassiné 42 mineurs." C'était le titre.» Ce qui l'avait frappé est que dans tous les autres médias, on parlait de la mort des mineurs comme d'une fatalité, d'un sacrifice. «Comme si la mort faisait partie du contrat de travail», note-t-il, alors que l'écrivain détaille tous les manquements à la sécurité de la mine. «C'est la première fois que j'ai ressenti une colère d'homme.»

Sorj Chalandon portait cette histoire en lui depuis longtemps, mais ne voulait pas se l'approprier. Aussi a-t-il créé un personnage fictif, Michel Flavent, qui a pleuré toute sa vie la mort de son frère adoré, Joseph, un mineur. Il s'est promis de venger la famille de la mine qui leur a tout pris. « Je ne me sentais pas le droit d'être un des 42 ni même l'un des parents des 42 », explique l'écrivain, qui cite à la fin de son roman les noms des mineurs disparus. « Pour moi, ces noms sont sacrés, je ne pouvais en ajouter un. C'est par souci de respect que mon personnage n'est pas mineur. Je fais extrêmement attention de ne pas abîmer la réalité, tout en la contournant pour lui rendre hommage. C'était aussi un moyen de rappeler que la mine est un ogre, un dévoreur, que même si vous en sortiez vivant, vous pouviez mourir de silicose 10 ans, 20 ans plus tard dans votre lit. »

«Jusqu'au bout, la mine est en vous et elle ne vous lâchera jamais. Et on n'est pas chez Zola au XIXe siècle, on est dans les années 70, dans l'ère du flower power, et il y avait des ouvriers au fond de la terre qui travaillaient exactement comme 100 ans auparavant.»

Donner une voix aux sans-voix

C'est bien ce qui étonne à la lecture de ce roman, alimenté par des faits révoltants (le journaliste Chalandon n'est jamais loin), que de découvrir des conditions de travail qu'on trouve anachroniques, même pour les années 70. Mais justement, le travail de l'écrivain permet de donner une voix aux sans-voix, et on se demande pourquoi l'ouvrier est si peu présent dans la littérature contemporaine. 

Sorj Chalandon ricane gentiment. «Je pense que ça ne les intéresse pas, parce que ceux qui écrivent ne sont pas des ouvriers. Il se trouve que j'ai eu beaucoup de prix littéraires, mais ça fait deux fois que je ne suis absolument sur aucune liste de prix. Je pense que d'inviter 42 ouvriers morts dans un restaurant parisien, ce n'est pas convenable. J'ai même lu dans une critique que mon roman était "archaïque". Je pense que ceux qui écrivent sont loin d'autres réalités que la leur et c'est vrai qu'il est frappant que dans beaucoup de romans, les narrateurs sont soit dans la publicité, soit médecins, ou soit c'est le romancier qui n'arrive pas à écrire un roman, mais qui heureusement tombe amoureux d'une femme qui va lui permettre d'écrire un roman... [rires] Je crois que les ouvriers ne font pas rêver. La catastrophe de Liévin non plus. Je n'ai pas écrit ce livre pour faire rêver, mais parce que j'estime qu'on leur doit ça.»

«Si la littérature française ne s'intéresse plus à ses ouvriers, c'est peut-être parce qu'elle pense qu'ils n'existent plus, mais ils existent. Ils ont d'autres noms, d'autres couleurs.»

L'auteur souligne que Le jour d'avant apparaît de prime abord comme un roman de la vengeance, mais qu'il est avant tout un roman de la culpabilité - et nous taisons le revirement étonnant qu'il contient. Tout de même, cela doit être une douce revanche pour lui que d'être actuellement en tête du palmarès 2017 des libraires français. «Ce livre n'est évidemment pas une réparation, ce n'est pas un tract non plus, mais l'idée qu'il soit lu dans la France entière fait que la catastrophe de Liévin devient de fait une catastrophe nationale. J'ai un bonheur et une fierté absolus aujourd'hui d'avoir écrit un roman qui leur rend hommage, un roman d'amour et de fraternité.»

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Le jour d'avant. Sorj Chalandon. Grasset. 327 pages.



PHOTO JOËL SAGET, AGENCE FRANCE-PRESSE

En consacrant un roman aux 42 mineurs qui ont péri dans une explosion en 1974, Sorj Chalandon espère faire de cette tragédie la catastrophe nationale qu'elle aurait dû être.

Les nouveaux visages du travailleur

Nous avons demandé à deux spécialistes ce qu'est devenue la figure de l'ouvrier dans la littérature contemporaine, où l'on constate un retour du roman social, comme le roman de Sorj Chalandon en France ou, ici, Le plongeur de Stéphane Larue. Et on dirait bien que les transformations du monde du travail transforment même le roman.

De l'usine à la désindustrialisation

La condition ouvrière a déjà eu ses lettres de noblesse. On n'a qu'à penser aux romans de Zola (Germinal), Dickens (Les temps difficiles) ou Steinbeck (Les raisins de la colère). Qu'en est-il aujourd'hui? «Le travail n'a pas disparu de la littérature, mais il se présente sous d'autres formes, explique le professeur de littérature à l'Université de Montréal Pierre Popovic. C'est un peu comme la folie. À l'époque romantique, nous avions le mot "mélancolie", ensuite sont venus les mots "hystérie", "névrose", etc. Pour le travail, c'est la même chose, du milieu du XIXe siècle jusqu'à Sartre, plusieurs noms désignent le spécimen: ouvrier, prolétaire, employé, mais une caractéristique traverse l'ensemble, et c'est le fait que le travail est vu comme un projet collectif. Cette espèce de continent est en train de s'effriter à cause d'un phénomène majeur lié à la mondialisation et la désindustrialisation. La forme même du travail change, d'où des expressions comme "l'ouvrier doit être mobile, flexible"... Toute une série de choses nouvelles font que le travail est devenu problématique.»

Des images qui ont la couenne dure

Selon la docteure en littérature Anne-Marie David, les grands romans français du XIXe siècle ont jeté les bases de la représentation de l'ouvrier, mais sa figure a commencé à s'effacer progressivement après la Seconde Guerre mondiale. «L'importance symbolique de l'ouvrier a baissé dès lors que la figure ne représentait plus aussi fortement l'espoir révolutionnaire selon les grandes idéologies du XXe siècle. Tout le monde est devenu salarié, ça s'est banalisé, il y a eu une augmentation assez générale du niveau de vie, si bien que les conditions matérielles de l'ouvrier n'étaient plus si distinctes des autres groupes de la société. C'est un peu comme si la figure perdait de son particularisme dans les représentations.» Mais ce qui l'étonne est que la littérature du travail aujourd'hui conserve une imagerie ancrée dans le XIXe siècle: l'usine, la chaîne de montage, les mains abîmées du travailleur... «Les représentations mentales que l'on se fait du travail sont toujours très manuelles, note-t-elle. Lorsqu'on interroge les gens dans la rue sur ce qu'il est pour eux, l'image qui ressort est quelqu'un qui travaille de ses mains.»

Le chômeur et le SDF

Avec le chômage de masse, le monde du travail est aussi devenu le monde du «non-travail». Et de nouveaux personnages deviennent emblématiques de cette situation, révèle Pierre Popovic. «Ce qui vient en premier lieu quand on parle du travail, ce n'est plus l'ouvrier ou le prolétaire, mais le chômeur et l'itinérant. Pas mal de textes mettent en scène des SDF, comme récemment avec Vernon Subutex de Virginie Despentes, qui est une remarquable analyste de l'état social contemporain.» Rejetés hors du marché de l'emploi, ils permettent d'avoir un regard autre sur une société où l'on est très défini par ce que l'on fait. À cela, on pourrait ajouter de nouvelles formes d'aliénation non par l'exploitation du prolétaire, mais par des emplois absurdes et la précarité. «Le chômeur lui-même est devenu suspect, observe Popovic. Il y a deux façons globales de le considérer: de façon morale - toujours soupçonné de frauder - et de façon statistique, comptable, ce qui est très abstrait. C'est contre ces représentations morales et abstraites que les écrivains essaient de réagir, de montrer qu'il y a de la chair humaine là-dedans. Un exemple très fort est Chroniques d'une branleuse d'Anne David, qui reprend l'injure faite aux chômeurs.»

Statut précaire, littérature éclatée

Anne-Marie David croit qu'un roman comme Germinal d'Émile Zola ne pourrait être écrit aujourd'hui. «Il dressait une situation de travail au complet, des mineurs aux propriétaires en passant par les gérants, mais aujourd'hui, plus personne ne sait à qui appartiennent les entreprises. Les étapes de production sont situées sur différents continents, on n'a plus de panorama comme ça. Cette expérience fragmentée et éclatée du travail se reflète dans la forme des textes contemporains tout en ayant une imagerie commune à Germinal. On y a toujours l'impression que les personnages n'ont plus aucune prise sur le travail, dans des environnements hostiles et déshumanisants. Comme si les gens ne se trouvaient plus opposés au patron, mais les uns aux autres.» 

«Les écrivains renoncent à la forme de la tradition réaliste pour raconter cette expérience nouvelle, résume Pierre Popovic. Le récit fragmenté correspond bien à l'expérience du temps, quand on n'a plus de projet. Par exemple, ce qui se passe après la perte d'un emploi. Un roman très fort là-dessus est C.V., roman de Thierry Beinstingel, qui est structuré comme un C.V.»

Le job de l'écrivain

Puisqu'on parle de travail, quel est donc celui de l'écrivain, dans la société? «On n'a jamais vu un roman qui changeait le monde, note Pierre Popovic, mais la littérature aura à faire son devoir de critique. Un nouveau thème qui sera sûrement abordé et qui se produit un peu partout est la réforme du Code du travail, son assèchement. Tout ce qui menace le progrès social qui a été porté par la modernité. Si c'est pour revenir à une sorte de servage où les travailleurs sont là pour servir de bétail, je pense qu'il va y avoir des problèmes sociaux très graves. Et la littérature va continuer de faire sa job.» 

Anne-Marie David constate un intérêt renouvelé des auteurs pour les questions politiques. «Le travail cristallise les tensions sociales et politiques, c'est assez évident dans les textes, dit-elle. J'ai l'impression que c'est quelque chose qui ne peut pas s'épuiser, puisque la réalité sociale est là et qu'elle semble durable.»

Photomontage La Presse