Depuis quelques années déjà, celles qu'on appelle encore les «jeunes» maisons d'édition québécoises, pour la plupart fondées pendant les années 2000, se démarquent de leurs prédécesseurs. Elles dominent les listes de prix, occupent l'espace médiatique et plaisent aux libraires. Alors que le Salon du livre de Montréal bat son plein, portrait d'une génération d'éditeurs qui, avec leurs structures légères et leurs visions claires, dessinent la littérature d'aujourd'hui.

Marchand de feuilles: entre le romantisme et le capitalisme

Maison fondée en 2001

Dirigée par Mélanie Vincelette

Auteurs phares: Éric Dupont, Suzanne Myre, Anaïs Barbeau-Lavalette

Publie environ neuf titres par année

Marchand de feuilles, la plus vieille des jeunes maisons, est derrière deux des plus grands succès littéraires des dernières années, La fiancée américaine d'Éric Dupont et La femme qui fuit d'Anaïs Barbeau-Lavalette. Mélanie Vincelette revient sur son parcours.

Le premier livre publié: J'ai de mauvaises nouvelles pour vous de Suzanne Myre. J'étais étudiante à McGill, j'avais 26 ans, j'étais naïve et je voulais faire quelque chose de neuf. Je suis entrée dans ça comme un bulldozer, sans rien connaître. J'ai compris que l'édition, c'est un genre de mariage entre le romantisme et le capitalisme... Marchand de feuilles, c'est encore une minimaison! Je crois aux petites entreprises d'édition, les livres doivent avoir une âme, et j'ai l'impression que quand ça sort d'une petite structure, c'est plus humain.

Le moment qui a tout changé: À Pâques, en 2010, Éric Dupont est entré ici avec un manuscrit épais comme un bottin de téléphone et m'a présenté Voyage d'hiver, le titre de travail de La fiancée américaine. Ça me donne des frissons juste d'y penser. C'est avec ce livre que j'ai compris qu'on pouvait atteindre un public plus large. On en parlait partout, il a modifié quelque chose. Et je vois des livres aujourd'hui qui sont les enfants de La fiancée.

Le secret du succès: Suivre les écrivains, leur oeuvre, sur une longue période. C'est facile d'acheter les droits d'un livre qui a été sur la liste des best-sellers du New York Times ou qui a gagné des prix, c'est relaxant. Mais le vrai travail, comme j'ai fait avec Éric Dupont, c'est de bâtir une oeuvre à partir du premier titre et de la faire connaître.

Le changement de garde: C'est normal qu'il y ait du renouveau, que de jeunes entrepreneurs prennent le dessus du marché. En même temps, ça doit venir du public. Si nous sommes présents, c'est que les gens apprécient nos livres et que les libraires ont envie de les vendre. Tu ne peux pas continuer à publier si tes livres sont vendus à quatre exemplaires.

L'avenir: J'ai envie de renverser la vapeur, après avoir mis au goût du jour la littérature de la génération X et Y, et de m'intéresser aux récits des aînés et des personnes âgées. Il y a là une richesse que je veux travailler. Sinon, dans mes plans d'affaires, je regarde pour une meilleure implantation en Europe. C'est un rêve et je regarde ça comme tout le monde, mais je cherche une façon innovatrice de le faire.

Photo Ivanoh Demers, archives La Presse

Mélanie Vincelette, éditrice de Marchand de feuilles

Le Quartanier: exigence littéraire

Maison fondée en 2002

Dirigée par Éric de Larochellière

Auteurs phares: Geneviève Pettersen, Alain Farah, Samuel Archibald

Publie environ 15 titres par année

Porté par une communauté d'auteurs engagés, Le Quartanier est probablement la maison qui fait le moins de compromis, et une des plus respectées. Éric de Larochellière nous a parlé de sa démarche.

Le premier livre publié: Notre premier livre, c'est une revue. Le numéro 1 de Revue Le Quartanier, qui comptait 276 pages. Elle est parue à l'automne 2003, avec trois autres titres, dont le premier livre de Steve Savage, 2 X 2. Avant de fonder Le Quartanier, j'avais cofondé la revue de poésie C'est selon, avec une dizaine de poètes, dont Alain Farah. Le projet de la maison d'édition est venu très vite après. C'est dire que Le Quartanier est né au milieu d'une petite communauté d'auteurs.

Le moment qui a tout changé: L'arrivée d'Hervé Bouchard a été déterminante. On a publié en même temps au printemps 2006 ses deux premiers romans: Mailloux (d'abord publié à L'effet pourpre) et Parents et amis sont invités à y assister, qui a remporté le Grand Prix du livre de Montréal. Presque au même moment, on a signé avec notre distributeur Dimedia. Beaucoup de libraires et de lecteurs nous ont découverts: après trois ans d'autodistribution, nos livres se retrouvaient dans toutes les librairies.

Le secret du succès: Il n'y a pas de secret. Ou alors tout le monde le connaît: on travaille fort et on fait à notre tête. L'essentiel, pour nous, c'est l'exigence littéraire, le dialogue et la complicité avec les auteurs, une certaine lenteur de mûrissement. Et aussi: la passion de la langue et de la forme, et la conviction que la singularité de chaque auteur se révèle et se confirme avec le temps.

Le changement de garde: Avec le début des années 2000, voire un peu avant avec L'Oie de Cravan et L'Effet pourpre, de nouvelles maisons d'édition ont commencé à apparaître. Chacune favorise l'éclosion de nouvelles écritures et de nouvelles communautés d'auteurs et de lecteurs. Ce mouvement ne s'arrêtera pas. On ne se développe plus, par ailleurs, selon le modèle des maisons historiques ou établies, qui, elles, vivent ou vivront bientôt quelque chose comme une crise d'identité et de passation.

L'avenir: J'ai l'impression qu'en édition, on est toujours un peu dans l'avenir, on regarde ici maintenant et on voit là-bas demain. Pour nous, ce sera le début d'un travail plus ambitieux sur la science-fiction, l'horreur, le fantastique, le polar. Et aussi sur le développement de la maison, mais moins visible: accueillir de nouvelles personnes dans l'équipe, encore mieux défendre les livres, et continuer à se réinventer et à essayer, sans pour autant multiplier les titres annuellement et s'égarer dans les chiffres.

Photo Marco Campanozzi, archives La Presse

Éric de Larochellière

Alto: chercher l'étonnement

Maison fondée en 2005

Dirigée par Antoine Tanguay

Auteurs phares: Nicolas Dickner, Dominique Fortier, Catherine Leroux

Publie environ 15 titres par année

Établie à Québec, Alto est peut-être la plus visible des «jeunes» maisons, forgeant la carrière de plusieurs écrivains talentueux, mais aussi très active du côté de la traduction. Antoine Tanguay fait le point.

Le premier livre publié: Nikolski de Nicolas Dickner a tout lancé. Il est le premier auteur que j'ai contacté lorsque l'idée d'Alto a germé en 2004. Nikolski est en quelque sorte ma carte de visite, un aperçu de mes couleurs. Le succès a été fulgurant et ç'a été le début d'une belle amitié avec Nicolas. Parfois, je me demande ce qui serait arrivé si, comme nous le pensions alors en éditant le manuscrit, le roman allait s'écouler à 300 exemplaires... Ce roman a prouvé que l'imprévu serait mon compagnon de route.

Le moment qui a tout changé: Les reconnaissances accordées aux auteurs que j'ai eu le bonheur de publier forment autant de formidables prises de conscience de la valeur de mon travail, mais s'il fallait choisir un moment, je dirais le jour où j'ai pris un billet pour la Foire de Francfort, dès l'an 1 d'Alto. J'y ai trouvé l'inspiration nécessaire pour foncer tête première dans ce qui apparaît aujourd'hui comme un magnifique accident dans ma vie.

Le secret du succès: Chercher l'étonnement, toujours: rester curieux, attentif aux humeurs du milieu, humble en toutes occasions et résolument ouvert au dialogue avec les lecteurs. Ne jamais oublier qu'une maison d'édition n'est rien sans les auteurs qui forment sa pierre d'assise et que les saisons littéraires, comme les modes, passent bien vite.

Le changement de garde: Je me réjouis de voir que les maisons nées dans la décennie 2000 ont su trouver rapidement leurs repères sans empiéter sur le territoire des grandes maisons déjà établies. Je constate aussi que les lecteurs sont plus sensibles à la couleur des maisons, qu'ils distinguent mieux un ouvrage de La Peuplade d'un autre au Cheval d'août, au Quartanier, chez Héliotrope ou au Marchand de feuilles. C'est au travail de chacun et au respect mutuel qu'on se porte l'un à l'autre qu'on doit cela.

L'avenir: Radieux. L'équipe est solide, créative et le plaisir est au rendez-vous. Mais ce qui persiste et qui nourrit l'enthousiasme, c'est cette impression tenace que rien n'a encore été accompli, que grâce aux auteurs qui nous font confiance, l'âge d'or d'Alto est encore à venir. Cela peut sembler cliché, mais cette impression persiste. Chaque saison qui passe nous apporte son lot de révélations, alors pourquoi n'en serait-il pas ainsi encore longtemps?

PHOTO STEVE DESCHÊNES, ARCHIVES LE SOLEIL

Antoine Tanguay

Héliotrope: rester concentré

Maison fondée en 2006

Dirigée par Florence Noyer (directrice) et Olga Duhamel (directrice littéraire)

Auteurs phares: Catherine Mavrikakis, Patrice Lessard, Martine Delvaux

Publie entre 8 et 10 titres par année

Après 10 ans, Héliotrope continue à proposer une littérature exigeante, tout en allant chercher depuis deux ans un peu de légèreté du côté du roman noir. Olga Duhamel a répondu à nos questions.

Le premier livre publié: Highwater, le mien! C'est Florence Noyer qui a fondé la maison, et j'en suis devenue la directrice littéraire peu après. Dès la première saison, nous avons publié cinq livres. Florence avait beaucoup d'expérience en édition, mais pas moi, j'étais plutôt vouée à l'enseignement de la littérature. L'idée a toujours été de publier des textes qui nous plaisaient, qui nous parlaient.

Le moment qui a tout changé: Le ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis en 2008. Nous avions déjà eu un certain succès médiatique, mais celui-là, ç'a été comme un coup de tonnerre qui a mis l'éclairage sur la maison, et sur Catherine, qui publie toujours avec nous. Qu'un texte aussi exigeant rencontre autant de lecteurs, c'était magique. Et nous continuons à défendre de la littérature exigeante.

Le secret du succès: Une expression de Rimbaud me vient en tête: «Plus sourd que les cerveaux d'enfants». Notre manière de traverser les années, c'est de rester très concentrés sur ce qu'on aime, sur la littérature dans laquelle on croit. Ça nous a protégés. C'est quand même difficile l'édition, il n'y a pas de profits qui coulent à flot, mais dans cette concentration, on arrive à traverser les années avec le sourire.

Le changement de garde: Depuis cinq ans, les nouvelles maisons sont à l'assaut des prix, c'est un déferlement. Je ne sais pas comment ça s'est passé. Il y a eu des trentenaires qui ont eu soif, qui ont essayé des choses, et ça a marché. Si des historiens se penchent là-dessus, ils auront plein de choses à dire sur ça, moi je suis sur le plancher des vaches. Mais je le remarque: on ne peut pas dire qu'on est les seuls à avoir eu l'idée! On est le produit de notre époque, et il y a eu un contexte pour nous, c'est sûr.

L'avenir: On se trompe toujours quand on prévoit l'avenir. L'avenir, c'est les livres en train de s'écrire, les livres qui ne sont pas encore écrits. Quand nous avons commencé dans l'édition, c'était déjà la fin du monde, ça faisait déjà 10 ans qu'on annonçait la fin du livre... Dans la noirceur du monde, la littérature c'est notre lumière. La littérature comme arme de résistance, de délassement, de toutes sortes de choses, comme expérience humaine profonde, j'y crois.

Photo Olivier Pontbriand, archives La Presse

Olga Duhamel

La Peuplade: pari réussi

Maison fondée en 2006

Dirigée par Simon Philippe Turcot et Mylène Bouchard

Auteurs phares: Mélissa Verreault, Frédérick Lavoie, Dominique Scali

Publie de 10 à 12 titres par année

Établie à Chicoutimi, La Peuplade propose une littérature dite du territoire et des livres à la signature visuelle extrêmement soignée. Simon Philippe Turcot nous parle du parcours de la maison.

Le premier livre publié: Ma guerre sera avec toi, de Mylène Bouchard. Nous nous étions installés au Lac-Saint-Jean et notre désir était de créer notre propre entreprise en région. Mais on n'a jamais voulu être locaux. Le pari était de bien vivre malgré le fait qu'on était éloignés des grands centres. Dix ans plus tard, le pari est réussi, mais il était audacieux.

Le moment qui a tout changé: En 2013, nous avons commencé à travailler avec Julie Espinasse, de l'Atelier Mille Mille, à Montréal. Le but était de refaire tout le design de la maison. Nous avons refait les logos, la maquette, les formats des livres, et redéfini notre identité. À partir de ce moment, nous avons senti que le lectorat nous suivait davantage de manière assez marquée. Nous avons opéré un changement de manière assez radicale, et ça a fonctionné.

Le secret du succès: A priori, c'est notre grande humanité, qui est assez unique et forte, et qui est très attractive. Si on veut parler de manière plus commerciale, c'est notre modèle d'affaires où on a créé une ligne dure entre le département éditorial, qui est plus le domaine de Mylène, et celui de la vie des livres, qui est le mien. L'un n'influence pas l'autre. Le livre le plus obscur peut trouver son public.

Le changement de garde: Il y a un réel changement, c'est clair. Nos structures sont plus légères et nous permettent d'aller très vite là où on ne nous attend pas. C'est ce qui nous distingue, et aussi d'avoir une stratégie pour chaque livre, chaque auteur. Nous produisons moins, mais mieux. J'aime aussi dire que nous gardons un pied dans l'avant-garde, et un autre dans l'époque. Ça définit bien notre génération d'éditeurs, qui prennent des risques pour la littérature.

L'avenir: Il est assez brillant. Il est collectif, aussi. Nos prédécesseurs ont construit un modèle d'affaires en édition, la «chaîne du livre», on doit le remettre en question, le repenser et l'adapter, assurément. Pour La Peuplade, l'avenir, c'est encore plus de projets internationaux, des écrivains plus mobiles, plus de traductions, nationales ou internationales. Je n'ai pas l'impression d'avoir atteint quelque chose. Nous avons tellement de projets devant, plus un certain succès, je ne vois pas pourquoi ça s'arrêterait.

Photo Jeannot Lévesque, archives Le Progrès-dimanche

Mylène Bouchard et Simon Philippe Turcot

Le Cheval d'août: apprentissage accéléré

Maison fondée en 2014

Dirigée par Geneviève Thibault

Publie de 4 à 5 titres par an

Auteurs phares: Sophie Bienvenu, Fanny Britt

La plus jeune des nouvelles maisons est menée par une éditrice d'expérience, Geneviève Thibault, qui a dû apprendre rapidement à gérer le succès. Elle nous en a parlé.

Le premier livre publié: Chercher Sam de Sophie Bienvenu qui, en me suivant, a littéralement permis que Le Cheval d'août existe. Je lui dois tout pour nos débuts. J'avais été pendant trois ans directrice de la collection La Mèche, à La courte échelle, qui commençait vraiment à prendre son essor quand les difficultés financières sont arrivées. Les auteurs, dont Sophie Bienvenu, m'ont encouragée à fonder ma propre maison. J'ai consulté des mentors, j'ai plongé, j'étais terrorisée. Mais ç'a été la meilleure décision de ma vie.

Le moment qui a tout changé: Tout est allé très vite en 2015. Alors que Chercher Sam connaissait son destin prescriptif, Les maisons de Fanny Britt sont arrivées. Les lecteurs se sont emparés des Maisons, j'ai dû faire des réimpressions successives... On ne peut pas anticiper un tel succès et j'ai compris qu'en plus d'être éditrice, je devais aussi répondre à des exigences d'entrepreneure. J'ai vécu en hyperaccéléré ce que les gens vivent dans une maison d'édition en cinq ou sept ans.

Le secret du succès: Je n'aime pas trop la formule... Disons que c'est un respect incommensurable de la littérature et des gens qui la font, avec des idées précises de ce qu'est un livre qui mérite de s'inscrire dans l'horizon littéraire. Et tous les gens qui collaborent avec toi, tout le monde est important. L'attitude corporatiste, c'est pour plus tard, si tu décides de devenir une structure institutionnelle comme les autres. Ce que je ne souhaite à personne.

Le changement de garde: Je suis prudente avec ça. À un moment donné, une littérature se fait par ses contemporains. Ce sont les gens comme La Peuplade, Ta mère, qui ont un catalogue qui se construit. Ça fait 10 ans qu'ils sont là, c'est long, 10 ans! Le Prix du Gouverneur général pour Dominique Fortier, c'est parfait, car ça souligne une trajectoire. Et les trajectoires sont importantes. C'est la nouvelle réalité éditoriale, les catalogues commencent à être puissants.

L'avenir: Ce serait de consolider notre existence. Je vois beaucoup de travail devant moi encore. Et dans tout ça il faut garder l'élan, la joie... Il faut une petite joie par année pour te tenir, sinon il y a des nuits plus difficiles que d'autres!

Photo Marie-Charlotte Aubin, fournie par Le Cheval d'août

Geneviève Thibault