Søren Kierkegaard avait raison. L'amour et la foi n'ont pas à être expliqués, mais l'un et l'autre peuvent inspirer toute une vie. Et une philosophie.

C'est un peu la thèse qui sous-tend ce beau roman portant sur l'amour légendaire entre l'écrivain Søren Kierkegaard et sa muse Regine Olsen. Claude Pujade-Renaud s'est inspirée des lettres et de l'oeuvre du grand penseur danois pour accoucher de cette vision romantique, mais jamais sentimentaliste, d'un amour impossible.

En 1855, Regine Olsen vit paisiblement dans les Antilles danoises avec son mari, le gouverneur des lieux Frederik Schlegel, lorsqu'elle apprend la mort de Kierkegaard, son amour de jeunesse. Quinze ans auparavant, l'écrivain de Copenhague avait rompu leurs fiançailles abruptement.

Le récit se construit avec de brefs chapitres reprenant différentes voix, celles des époux Schlegel, ainsi que celles d'un neveu et d'une nièce de Kierkegaard. Mais c'est la parole de Regine qui reste au centre du roman et c'est ce qui fait précisément sa force.

Elle se remémore et tente de comprendre le pourquoi et le comment. Appuyé par un mari aussi amoureux de la pensée de Kierkegaard, elle fera la paix avec ce qui aurait pu être et qui aura été sacrifié sur l'autel de la vie d'écrivain-ascète.

La romancière sait dépasser le cliché de la muse pour creuser l'intimité de cette femme forte, sensible et joyeuse qu'était Regine Olsen. 

Abandonnée par un génie du XIXe siècle, certes, mais, surtout, triomphant du cynisme et des qu'en-dira-t-on.

Grâce à la plume raffinée de Claude Pujade-Renaud et malgré ce procédé quelque peu contraignant des voix multiples, le lecteur ressent les questionnements, le ressentiment, le cynisme, mais aussi le profond respect de Regine Olsen pour un homme brillant mais aussi décrit comme manipulateur et égocentrique.

Mais Søren Kierkegaard ne perd pas vraiment de sa superbe dans ce livre qui sait rendre hommage à une oeuvre qui a influencé nombre d'auteurs, Nietzsche et Kafka notamment, et tous les existentialistes, comme Sartre et Camus.

En fait et heureusement, Regine Olsen a enfin voix au chapitre ici. Elle est l'héroïne véritable de cet amour qui n'a pas vécu, mais qu'elle a gardé bien vivant en elle.

C'est l'histoire d'une femme admirable qui a vaincu la douleur, qui a connu la sagesse de vivre et dont l'instinct et l'énergie auront inspiré une réflexion parmi les plus fécondes sur la condition humaine.

À la fin du roman, Claude Pujade-Renaud nous laisse avec ce désir intense : lire Kierkegaard coûte que coûte.

EXTRAIT

« Une phrase sinueuse et fuyante et revenante tourne en moi : "Tout dort paisiblement, sauf l'amour". J'ignore d'où elle me vient. Elle est là, fidèle, me berce et m'apaise. Je sens que les noms, les dates, les idées s'estompent, resurgissent, disparaissent. Souvent m'échappent les prénoms des personnes qui m'entourent. Ou ce que j'ai fait la veille. Mais cette petite phrase-là, je voudrais tant ne pas la perdre !

« Il m'arrive de traverser le jardin où se trouve ta statue. Les oiseaux te chérissent si j'en juge par les dégoulinades de fientes sur tes cheveux, tes épaules, ou sur la page en cours. Je te souris, discrètement, je ne m'attarde pas : tu ne veux surtout pas d'une femme qui te dérangerait ! Rassure-toi, je ne fais que passer. Je te laisse avec tes moineaux, avec tes pensées. »

Tout dort paisiblement, sauf l'amour

Claude Pujade-Renaud

Actes Sud, 300 pages

***1/2