Les murailles est un premier roman qui se démarque tant par son sujet que par sa forme : son auteure, la jeune poète Erika Soucy, y raconte dans une oralité très brute la vie sur le chantier de la Romaine. Elle dresse ainsi un portrait fait d'ombre et de lumière de ces travailleurs qui abattent des arbres, détournent le cours de rivières et coupent les montagnes en deux.

C'est une réalité pour beaucoup de familles de la Côte-Nord depuis des décennies : des travailleurs qui pratiquent le « fly-in, fly-out », c'est-à-dire qui montent au chantier pour plusieurs semaines et qui reviennent pour de courtes pauses à la maison. Ce fut le cas du père d'Erika Soucy, qui est originaire de Portneuf-sur-Mer, et c'est celui de son frère, de ses cousins, de ses oncles, de ses voisins...

« Plein de gens connaissent du monde qui ont travaillé sur les chantiers. C'est très présent dans notre univers québécois, mais on n'en parle pas beaucoup. On est restés avec la vision romantique de La Manic, la chanson de Georges Dor. Je savais que ce n'était pas la réalité. »

Non seulement les conditions de vie de ces travailleurs sont méconnues, mais on les regarde la plupart du temps du haut de nos certitudes de citadins. « C'est un peu honteux comme job, question écologie, mais c'est leur gagne-pain. J'ai voulu tout regarder et tout montrer. »

RÉSIDENCE

Le projet a commencé il y a quatre ans par une « résidence d'auteure » sur le chantier de la Romaine, où Erika Soucy est allée observer son père et ses collègues tout en terminant l'écriture d'un recueil de poésie. L'idée de roman a germé ensuite dans la tête de celle qui est aussi cofondatrice de l'Off-Festival de poésie de Trois-Rivières.

« La poésie offre une grande liberté, mais elle a aussi ses limites. Il y avait tout un monde à décrire que je n'arrivais pas à transmettre. »

- Erika Soucy

Le principal matériel du roman est le journal intime qu'elle a tenu pendant cette semaine riche en observations. Mais elle est aussi allée plus loin dans sa démarche, réunissant ensuite des groupes de discussion avec des travailleurs. Le résultat est-il un roman ou un documentaire ?

« C'est un roman, un melting-pot de plein de vraies choses que j'ai vues et entendues. Des personnages sont des amalgames aussi, comme mononc' Gérard, qui est une couple de mononcs' mis ensemble ! Et puis il y a une vraie structure romanesque, une chronologie, des anecdotes romancées ou des situations trafiquées pour que ce soit plus intéressant pour le lecteur. »

La seule chose à laquelle elle n'a pas touché, c'est la dynamique père-fille, qui est à l'image de la relation qu'elle a avec son père. « J'ai toujours vécu avec lui entre les grands espoirs et les grandes déceptions. C'est la base du roman. »

Erika Soucy a également pris le parti de l'oralité, et pas seulement dans les dialogues. Le livre est écrit d'un bout à l'autre en nord-côtois pur jus. « Ça s'imposait et c'était non négociable. J'ai essayé d'écrire la narration en français normatif, mais ça ne fonctionnait pas. Tout est là, les expressions, les structures de phrase. Même l'accent, j'ai essayé de le passer... »

TENDRE ET TERRIBLE

Il y a dans ce roman beaucoup d'amour et d'affection pour ces hommes sur lesquels Erika Soucy ne pose aucun jugement, mais qu'elle décrit avec honnêteté. « Je voulais faire quelque chose de tendre et terrible à la fois », dit celle qui n'a pas eu peur de montrer les côtés plus sombres de chacun.

« Des fois ils sont charmants et drôles, des fois ils ont juste pas d'allure ! » Racisme, alcool, anti-écologisme, discussions musclées autour du placement syndical, jokes plates et constantes à caractère sexuel - « Il faut être faite forte et entendre à rire pour être une femme là-bas. Mais je n'ai jamais vécu de gestes déplacés » -, elle n'a rien caché.

« C'était important d'être honnête parce que leur voix est réelle et sincère. On n'a pas toujours envie d'entendre ce qu'ils disent, c'est souvent très premier niveau, mais c'est ça qu'ils pensent pour vrai ! Si on ne veut pas les entendre, ça met un point final à la discussion. »

« Commençons par écouter, par comprendre pourquoi ils pensent ça, plutôt que d'être dans le déni. »

- Erika Soucy

Son but n'était pas de choquer, assure-t-elle, « même si ça choque pareil ». Mais c'était une façon autant de dénoncer que de créer des ponts. « Je voulais montrer qu'ils ont aussi un coeur, qu'ils ne sont pas juste des colons. Il y a une part d'humanité là-dedans, c'est aussi une question de connaissance, de manque de culture, de préjugés, de contact qui peut être difficile entre les communautés à cause des différences. »

Sa franchise a été payante puisque Les murailles est une oeuvre littéraire nuancée et pleine d'humanité, qui vogue avec rythme et doigté entre l'humour cru et le mal-être non dit. Et surtout, les principaux intéressés s'y sont reconnus.

« Un de mes oncles m'a dit que le titre fonctionnait très bien. Les murailles, c'est le nom du campement de la Romaine-2. Mais c'est aussi les murs entre la famille qui est restée en ville et le travailleur qui est parti, les murs qu'on érige autour de soi pour survivre à la promiscuité et même les murs qu'il y a entre les différentes communautés. Finalement, c'est un titre qui prend toute une dimension poétique. »

EXTRAIT

« Plus on avance, moins c'est sur le flatte. Rendu au bout de la route, je vois qu'il y a deux équipes : une qui blaste, l'autre qui ramasse. C'est une pente abrupte, encore sur le bedrock. Pour mononc', c'est un monde de possibles, juste le début de sa réussite. Comme décor, il y a de la pierre, des arbres pis encore de la pierre. Paraît qu'il y a une autre gang plus haut qui s'occupe du déboisement, mais il faut qu'on s'éloigne.

- La grosse crisse de montagne qui empêche d'avancer, watche-la ben, on va la faire sauter. »

Les murailles, Erika Soucy. VLB, 160 pages

IMAGE FOURNIE PAR VLB ÉDITEUR

Les murailles, d’Erika Soucy