Lorsqu'il a commencé à se documenter sérieusement sur Oscar Peterson, l'auteur Mauricio Segura a été surpris par deux choses. D'abord, aucun des livres publiés sur le célèbre pianiste de jazz montréalais n'avait été traduit en français - même pas son autobiographie ! Ensuite, les auteurs gommaient littéralement les débuts du pianiste originaire du quartier la Petite-Bourgogne, faisant quasiment de lui un Ontarien.

«J'ai trouvé ça inadmissible comme Montréalais», dit Mauricio Segura, qui travaillait alors sur un projet de documentaire sur Oscar Peterson. Même si le jazzman s'est plus tard installé dans la région de Toronto et qu'il ne se reconnaissait plus vraiment dans sa ville natale quand il y revenait, Oscar Peterson «est le produit de tout un climat social qui avait cours à Montréal dans les années 30, 40 et 50, estime Mauricio Segura. Sans ce contexte, ce grand artiste n'existerait pas.»

Après la mort du pianiste en décembre 2007, le projet de documentaire est tombé. Mais raconter cette «filiation» entre Oscar Peterson et Montréal est devenu fondamental pour Mauricio Segura. Il a décidé de faire un roman sur ce «destin extraordinaire» à partir des informations qu'il avait déjà récoltées.

Réalisme magique dans la Petite-Bourgogne

Dans Oscar, Mauricio Segura relate les débuts de celui qui aura été «sûrement un des plus grands musiciens à être nés dans cette ville». Il s'attarde à l'enfance et à l'adolescence de ce fils d'immigrants caribéens né en 1925 dans le sud-ouest de Montréal, à ses débuts comme pianiste dans les bars de la rue Saint-Antoine, à l'ascension qui l'a mené au faîte d'une gloire qui durera plusieurs décennies.

«Pour ceux qui aiment les chiffres, je dirais que ce livre comprend environ 80 % de fiction.»

Les principales étapes de la biographie de Peterson lui servent surtout de jalons, dans un roman qui utilise la fiction pour «combler les angles morts et les points aveugles» de son parcours.

Et plutôt que d'écrire une biographie romancée comme il s'en fait à la pelletée, Mauricio Segura a décidé d'imprégner son récit d'une bonne dose de réalisme magique. «J'avais trois ou quatre versions qui ne levaient pas, qui étaient trop réalistes, trop psychologiques. Puis j'ai eu un flash. Je me suis dit que sa manière de jouer était tellement spectaculaire, qu'il était tellement virtuose, que c'était plus grand que nature. Alors, je devais utiliser sa musique comme quelque chose de surnaturel.»

Ainsi, le décor d'une salle et l'habillement des spectateurs se transforment au son du swing d'Oscar; le soleil brille même la nuit lorsque son frère joue, tellement la musique est belle; sa mère a des dons divinatoires; une voisine sans âge commente l'action ; et c'est tout le quartier qui sert de choeur grec. Surtout, Mauricio Segura a transformé l'imprésario d'Oscar Peterson, Norman Granz, en un diable auquel le musicien aurait vendu son âme et dont l'influence positive sur sa carrière vient avec un revers sombre.

«C'est clair qu'Oscar a trop enregistré de disques dans sa vie, environ 200, dit l'auteur qui, au-delà du jazz, pose la question du rapport entre l'art et le commerce. Autant il a fait des choses géniales, autant il a souvent été peu inspiré. C'est peu documenté, mais je me dis que ce serait causé entre autres par son rapport tordu avec Granz. Je suis parti de cette intuition pour créer cette métaphore de Faust, qui est le canal du roman.»

L'éclosion d'un talent

Mauricio Segura savait qu'il écrirait un jour sur le jazz. «C'est la grande musique de ma vie.» Fasciné depuis l'adolescence par le talent d'Oscar Peterson - «c'est comme si trois pianistes jouaient en même temps!» -, il a voulu, dans Oscar, comprendre et montrer l'éclosion d'un talent.

«Dans un film comme Amadeus par exemple, on voit Mozart alors qu'il est déjà génial. Mais comment devient-on un génie? C'est magnifique comment Oscar s'est trouvé, et les raisons de ça restent très mystérieuses.»

Il ne reste rien du décor qui a vu grandir Oscar Peterson dans la Petite-Bourgogne: ni l'église qu'il fréquentait - le Negro Community Center -, ni sa maison natale, ni la communauté caribéenne, qui s'est dispersée. «Et maintenant, sur la rue Saint-Antoine, il n'y a que des condos», dit l'auteur, qui s'est beaucoup inspiré de photos d'époque pour écrire son livre.

Oscar est son quatrième roman en 18 ans. «Je sais, je suis lent, dit Mauricio Segura, qui a aussi gagné sa vie comme scénariste, journaliste et professeur. Mais je n'aime pas me répéter. Chacun de mes livres est différent. Écrire est trop une vocation pour que j'en fasse un métier.»

Entre la chronique sociale de Côtes-des-Nègres, son premier roman qui l'a lancé en 1998, et le drame familial d'Eucalyptus, son troisième, sorti en 2010, il y avait déjà un monde. Oscar ne ressemble à rien de tout ça.

«Il y avait déjà un peu de fantastique dans mon deuxième roman Bouche-à-bouche et dans quelques nouvelles que j'ai écrites. Mais cette fois, je me suis vraiment imprégné du réalisme magique des romans caribéens et sud-américains. Je ne veux pas que ça sonne prétentieux, mais c'est vrai que j'ai relu en boucle Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez tout le long que j'écrivais. C'est mon inspiration majeure, j'aime cet univers un peu bédéesque, cet espèce d'esprit léger.»

Par son ton, son humour, sa poésie et sa passion manifeste pour son sujet, Mauricio Segura a réussi à écrire un livre enchanteur, en hommage à un musicien génial et à la ville qu'il aime. Un roman léger comme le swing, la musique qui l'a inspiré, écrit avec un doigté aérien et virevoltant.

«Oui, c'est ça. C'est un roman léger qui parle de choses sérieuses. La vie est dure, mais on s'amuse quand même.»

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Oscar. Mauricio Segura. Boréal, 240 pages. En librairie le 9 février.