Nouveau genre littéraire très populaire, la fanfiction consiste à prendre un personnage célèbre ou fictif et à le faire vivre dans un cadre différent. La Presse a demandé à huit auteurs québécois d'écrire leur propre fanfiction, leur laissant le champ libre du sujet et du lieu. Cette semaine, Simon Roy, gagnant du Prix des libraires pour Ma vie rouge Kubrick, donne la parole au fils de Jack Torrance, le personnage incarné par Jack Nicholson dans le film The Shining.

«Si au gré d'une promenade automnale vous échouez à tout hasard devant une mansarde en pierres abandonnée près de Stovington (Vermont), aux abords de la route 242, là où vous vous rendiez pour admirer les ocre et les orange des forêts rougeoyantes de la mi-octobre, il se pourrait bien que vous y trouviez Tony Turkel, porté disparu depuis le 24 août dernier. Sa dépouille livide encore suspendue à un croc de boucher. Une corde de piano profondément attachée à la peau de son cou. Les paupières, chirurgicalement découpées. L'effort investi justifie toujours un petit souvenir, après tout.

«Tout en encaissant le choc de cette vision et la violence de l'odeur méphitique, peut-être avec un peu d'imagination vous persuaderez-vous de discerner l'écho persistant de la mélodie de la boîte à musique que j'ai déposée près du corps pendu. Et vous verrez qu'à une autre corde, de violon, celle-là, est accroché un ourson en peluche, se balançant, insolent, devant le regard fixe de Turkel, une fois pour toutes vidé de cet éclat de lubricité qui l'animait en présence de gamins. Sur une patte de l'ourson rose, j'ai eu la délicatesse de scotcher une note: Laissez venir à moi les petits enfants... [Suffer little children to come to me.]»*

C'est connu, la folie meurtrière et les fantasmes macabres ne supportent pas de bornes. Le roman noir que mon père Jack Torrance a signé en témoigne. Il avait fait paraître son livre quelques semaines avant de me disloquer l'épaule gauche, par un soir d'ébriété; donc peu de temps avant l'apparition de mon ami imaginaire, Tony. Moins de trois ans plus tard, nous partions avec maman pour le Colorado où nous attendait un tragique hiver de neige et de sang.

The Maze [La chute d'Icare, en traduction française] offre à lire un panorama plutôt désespérant de la décadence humaine. J'ai senti pour ma part à la lecture de ces 42 chapitres que s'insinuait en moi, aussi doucement qu'un venin, une histoire dont la genèse des drames à venir suscitait insidieusement au moins autant d'intérêt que leur dénouement tranchant.

J'apprécie quand dans une oeuvre rien n'est innocent, quand tout semble chargé d'un calcul intéressé de la part de l'artiste. À cet égard, on est particulièrement bien servi avec Jack Torrance. Chez l'homme tout comme chez l'auteur, il faut bien le reconnaître, rien n'est simple. Une organisation des chapitres complexe bousculant la temporalité, des repères volontairement brouillés, l'exploitation des thématiques de la trahison, de l'hypocrisie, étroitement liées à celle du double. Ces procédés ont façonné en quelque sorte la manière de Jack Torrance d'approcher la construction du roman.

Mais au-delà de ces considérations, ce qui accroche le lecteur aux quelque 420 pages de The Maze, c'est que l'auteur scrute avec une glaçante lucidité les tréfonds de l'âme des exclus de la société des bien-pensants. Il transcende le premier degré en faisant évoluer ses personnages dans des relations tordues, où bourreaux et victimes cherchent à se rejoindre mutuellement les uns les autres, dans la violence, par elle, et parfois même au-delà d'elle...

Parallèlement au récit macabre de Tony Turkel, The Maze raconte aussi l'histoire de Phil Buehler, un jeune instituteur qui caresse vaguement l'idée de réaliser son rêve de jeunesse, celui de devenir écrivain. Pour stimuler son imagination et provoquer les choses, il se met en tête de suivre des individus anonymes dans la rue, sans autre but conscient que de se laisser inspirer par leur vie afin de noircir les feuilles de papier engagées autour du cylindre de sa vieille Adler grise.

En croisant la route de Turkel, l'instituteur mettra du coup le doigt dans un engrenage diabolique. Pensant avoir la situation bien en main, Buehler ne sera pourtant que la marionnette de Turkel, traqué dans un piège-étau qui l'étouffera au point de perdre ses repères, de le briser complètement. Un vulgaire pantin désarticulé.

D'une intelligence machiavélique, Jack Torrance ne se prive pas de distiller au fil de sa trame narrative sa part de clés et de symboles souvent subtils. Dans cette histoire de manipulation où chacun joue double jeu, l'auteur semble prendre un malin plaisir à entraîner le lecteur dans les méandres sinueux d'une construction labyrinthique, élaborée à la manière vertigineuse d'une gravure de M.C. Escher.

On peut affirmer sans risque de se tromper qu'avec un peu plus de veine, la carrière littéraire de mon père eût pu prendre un envol spectaculaire dès la parution de son premier roman, noir à souhait. Qui sait alors s'il n'aurait pu quitter sans regret son poste d'enseignant et ne pas ainsi finir gardien d'un hôtel isolé dans les montagnes enneigées des Rocheuses?

Puisque des points de divergence surviennent à tout moment dans nos vies, j'aime croire que celle de Daniel Torrance, la mienne, aurait pu être tout autre si seulement mon père n'avait pas sombré dans la spirale destructrice du whiskey. Que serais-je en effet aujourd'hui sans ce satané penchant héréditaire des Torrance pour la bouteille ? Qui aurais-je pu devenir si je n'avais subi toutes ces années les contrecoups de la fragilité psychologique de ma mère, Wendy? Dans des univers parallèles résident peut-être les réponses.

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* Début de The Maze, un roman de Jack Torrance paru en 1974 chez Bantam Books