Humanité, impartialité, neutralité. Tels étaient les idéaux d'Henri Dunant quand il a fondé la Croix-Rouge internationale. Aujourd'hui, on cache des armes dans des camions censés livrer des médicaments, comme la Turquie l'a fait en Syrie. Check-point, le très actuel nouveau roman de Jean-Christophe Rufin, expose les limites des bons sentiments. Entrevue et critique.

L'humanitaire est un thème récurrent, tant dans vos essais que dans quelques-uns de vos romans. Cette fois-ci, vous critiquez durement le fait que le monde et la façon de faire la guerre se sont transformés en 30 ans, au point où il paraît bien naïf de croire qu'on peut se contenter d'aider les victimes de conflit sans prendre parti. Voulez-vous qu'on retienne de Check-point que l'humanitaire tel qu'on l'entend chez les bien-pensants est une autre bonne cause perdue?

Il sera toujours nécessaire de secourir les victimes quand on le peut. Mais le «tout-humanitaire» qu'on a connu depuis 30 ans, époque pendant laquelle tout le monde, gouvernements et militaires en tête, voulait faire de l'humanitaire - et rien d'autre -, oui, cette époque-là est, pour moi, en train de se conclure. Pourquoi? Parce que les guerres, désormais, nous concernent. Les attentats subis ces derniers mois le montrent. Et aussi l'implication de jeunes issus de nos pays occidentaux qui décident de prendre part à ces conflits. Dès lors qu'on est concerné, on ne se contentera plus d'être «neutres», bienveillants et impartiaux. La question désormais posée, c'est celle d'un engagement plus direct...

Vous avez beaucoup soigné le personnage de Maud. Sans raconter son passé, vous vous attardez beaucoup plus à ses réactions, à ses déchirements intérieurs qu'à ceux des quatre autres personnages. Pourquoi?

Ce livre est un hommage au caractère profondément romanesque du monde humanitaire. Les volontaires qui partent en mission sont des gens ordinaires qui vont se trouver plongés dans des situations extraordinaires: la guerre, les catastrophes, des cultures étrangères. Maud est la plus emblématique de ces volontaires ordinaires et c'est à travers elle que le lecteur peut faire ce voyage initiatique et découvrir lui aussi des problèmes et des situations qu'il n'imaginait pas.

À l'opposé de Maud, Vauthier est antipathique d'emblée. Il paraît pourtant le plus lucide. Votre expérience vous a-t-elle montré la présence fréquente d'infiltrateurs au sein des organisations humanitaires, surtout parmi les plus petites?

Les ONG sont habituées à repérer ce type de personnages qui cherchent une «couverture» humanitaire pour mener d'autres missions, de renseignement en particulier. Mais ils parviennent toujours à se glisser quelque part... Ces «agents» ne sont pas, eux, des gens ordinaires. Leur connaissance des réalités internationales est grande. Ils sont cyniques, mais lucides et dangereux.

Le huis clos que vous mettez en scène n'est pas sans rappeler celui du Salaire de la peur de Georges Arnaud et de sa fameuse adaptation au cinéma par Henri-Georges Clouzot. Vous en êtes-vous inspiré ou a-t-il fallu le sortir de votre tête pour déployer votre propre fiction?

Le fait que des personnages aussi différents soient réunis dans le huis clos tendu de deux cabines de camion est le moteur même du suspense. Bien évidemment, j'ai pensé au Salaire de la peur mais j'ai placé au centre du jeu une femme, contrairement au film qui était exclusivement construit sur une confrontation d'hommes. La nature du chargement, que les passagers comme le lecteur vont découvrir peu à peu, ajoute une parenté supplémentaire entre mon roman et le film de Clouzot.

Un certain parisianisme vous a reproché par le passé de raconter des histoires plutôt que de faire de la grande littérature, celle à fort relent narcissique, s'entend. Les romans réalistes, imprégnés d'une vision sociale, comme ceux que vous écrivez, ont-ils toujours leur à-propos, sinon que pour être adaptés au cinéma?

Je suis définitivement catalogué, pour le meilleur et pour le pire, comme un raconteur d'histoires. Et mes histoires sont toujours situées au coeur des problèmes politiques et sociaux de notre temps. Cela me vaut d'être lu par d'innombrables lecteurs qui cherchent (désespérément) des livres de ce type. Preuve qu'ils sont nécessaires. Ce succès auprès du public est ma plus grande fierté. Quant à savoir si je suis «un écrivain», c'est un titre qui n'est pas décerné par une petite coterie branchée mais, après la mort, par la postérité. Et, pour cela, je ne suis pas pressé.

P.-S.: J'espère que les Québécois me pardonneront l'anglicisme du titre. Il est le fruit d'un constat: Check-point est un mot universel. Hélas!

Critique: l'engagement conséquent

Maud a 21 ans quand elle entreprend sa première mission humanitaire pour le compte de La Tête d'or, une petite ONG ayant pignon sur rue à Lyon qui l'a embauchée trois mois plus tôt. À l'automne de 1995, elle part avec quatre collègues dans un convoi formé de deux vieux camions livrer vêtements, denrées sèches et médicaments aux victimes de la guerre civile en Bosnie-Herzégovine.

Dans le premier camion, elle est épaulée par Lionel, le chef de mission tout aussi inexpérimenté qu'elle et par Vauthier, un bourlingueur ténébreux et homme à tout faire qui en a connu bien d'autres. Dans le second camion, Alex et Marc, d'anciens soldats, parlent peu aux trois autres. Vite, Lionel paraît dépassé par les événements et se calme en fumant beaucoup d'herbe. Les dîners frugaux au coin du feu le soir sont l'occasion pour chacun de mesurer leur absence de cohésion, de solidarité.

Un soir, la perspective d'être arrêté et fouillé à un check-point devient l'occasion pour Alex et Marc de révéler qu'ils ont dissimulé des explosifs de chantier minier dans un des camions. Cela dégénère en une violente bagarre entre Marc et Vauthier, qui sort blessé et meurtri par l'échauffourée.

Paradoxalement, cela rapprochera Maud de Marc, qui en fait sa complice pour détourner le camion de sa destination. Vauthier aura tôt fait de convaincre les deux autres de se lancer à leur poursuite.

Rufin ne fait pas que raconter des histoires avec brio. Ses romans illustrent souvent des maux de notre monde d'hier ou d'aujourd'hui. D'hier, on retiendra par exemple les ravages des guerres de religion dans la conquête du Nouveau Monde (Rouge Brésil), ou le commerce en tant que vecteur de civilisation (Le grand Coeur).

Plus près de nous, le médecin-écrivain a dénoncé le danger potentiel de l'action directe au nom de l'environnement (Le parfum d'Adam) ou celui bien réel d'Al-Qaïda au Maghreb (Katiba).

Check-point n'est pas le premier roman de Rufin qui traite de l'action humanitaire, qu'il a lui-même pratiquée. Dans Les causes perdues, il abordait le sujet délicat de la concurrence que les ONG se livrent entre elles.

Cette fois, il va beaucoup plus loin. Il remet en question l'action humanitaire telle qu'elle est encore généralement comprise. «Le monde a changé et très vite. Désormais des chrétiens d'Orient aux dessinateurs de Charlie, des filles enlevées au Nigeria aux otages égorgés de Syrie, il y a partout des victimes nouvelles, écrit-il dans la postface de Check-point. Des victimes que l'on a envie d'aimer d'un amour particulier: celui qui incite à prendre les armes.»

Check-point ne nourrit pas l'islamophobie. Les victimes y sont musulmanes, les bourreaux des chrétiens serbes. Et ça se déroule en Europe, dans un passé pas si lointain. Mais il force la réflexion...

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Check-point

Jean-Christophe Rufin

Gallimard, 387 pages

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