La vidéo de Jean Rochefort résumant Madame Bovary dans le langage de la rue français a permis de mieux faire connaître les «Boloss des belles lettres», projet de deux amoureux de la littérature et du français, Quentin Leclerc et Michel Pimpant. De Paris, Anabelle Nicoud raconte - et dresse le portrait d'une langue française parlée hautement créative.

Exercice de style genre «mdr»

Ovni littéraire, les Boloss (selon le Larousse, une personne lourde, facilement dupe) des belles lettres ont conquis un large public en France il y a trois ans, d'abord avec leur site résumant les grands classiques de la littérature, puis avec un livre.

La vidéo, mise en ligne récemment, de Jean Rochefort résumant Madame Bovary a fait connaître à un public encore plus large la verve fleurie des deux auteurs, Quentin Leclerc, 23 ans, et Michel Pimpant, 37 ans, deux passionnés de littérature, férus de culture internet, toujours en quête du bon mot.

Madame Bovary? «C'est l'histoire d'un petit puceau tout mou comme les Chocapic au fond de leur bol», entame Jean Rochefort dans la vidéo vue plus de 1,3 million de fois. Le petit puceau, c'est Charles Bovary.

Emma, «elle se fait chier. Donc elle commence à toucher la nouille de quelques keums [mecs, NDLR] qui passent», poursuit Rochefort, évoquant aussi un raccommodage de crinoline.

Irrévérence

Si les Boloss sévissent depuis trois ans sur l'internet et en librairie, l'arrivée de Jean Rochefort, mythique acteur octogénaire, a donné une nouvelle ampleur au duo.

«La vidéo a changé beaucoup de choses. Notre projet est textuel, sur internet, ou sous forme de livre. Il n'avait pas d'incarnation visuelle», explique Michel Pimpant, que l'on rencontre avec son comparse Quentin Leclerc dans un café.

Si l'on s'esclaffe volontiers seul devant son ordinateur en lisant leurs versions résumées des grands classiques de la littérature (Roméo et Juliette, Jane Eyre ou encore Germinal, pour ne citer que quelques-uns des 100 titres recensés), on rit tout autant en rencontrant Michel Pimpant et Quentin Leclerc, deux intellos qui semblent branchés sur le même cerveau.

Ils finissent les phrases et les gags de l'autre, et partagent une irrévérence qui puise ses racines dans la culture populaire, un français oral jeune et lié à l'internet.

Car, contrairement à ce qui s'écrit souvent au sujet des Boloss, leur langue n'est pas une transcription littérale de ce qui se dit chez les moins de 20 ans.

«Personne ne parle comme ça», rappelle Michel Pimpant.

«D'ailleurs, c'est un truc de vieux de dire qu'il existe un langage de jeune. Si on faisait un truc dans cette veine, cela ne marcherait pas, affirme Quentin Leclerc.

Argot et culture populaire

Ainsi, on retrouve sous leur plume de l'argot français - «crevard» (radin), «baltringue» (personne incompétente), «blaze» (nom), «daron» (père), etc. -, des mots empruntés à l'arabe - «wallah», «kiffer» -, du verlan - «keum» (mec), «meuf» (copine), «eins» (seins), «tiéquar» (quartier), «zermi» (misère) -, ou enfin des abréviations nées dans les SMS et qui pullulent sous tous les commentaires internet - «mdr», «lol».

Le tout, avec une ponctuation minimale, voire absente, façon écriture virtuelle.

Tout cela est semé de références à des réalités bien françaises, qui vont du prix des stationnements souterrains à tout ce que la télé a produit ces 20 dernières années.

Évidemment, selon le degré d'aisance parmi ces références, la lecture est plus ou moins fluide. Mais l'effet d'ensemble, lui, reste délirant, grâce au décalage entre la forme, une langue très parlée, et le fond, la littérature classique.

Ainsi, les Boloss ne se prosternent pas devant les qualités syntaxiques et littéraires des descriptions contenues dans les premières pages d'un monument comme Le père Goriot - roman sur lequel des générations d'élèves du secondaire français se sont esquintées les yeux - de Balzac, «le tupac tourangeau».

Au contraire: «Quand tu lis tu te dis walla [mon Dieu, NDLR] il veut ma mort le FDP [fils de pute] c'est koi son délire il va nous dire tout ce qu'il voit baltringue [incapable] ho j'ai des yeux moi aussi enculé alors mon conseil c'est que faut pas rester sur cette impression», lit-on.

Évolution

Nés sous le signe de la poilade (rigolade) internet - Michel et Quentin se sont rencontrés sur Twitter -, les Boloss des belles lettres ont conquis un public suffisamment large pour faire l'objet d'un livre - un deuxième sortira aussi en fin d'année, dans lequel ils revisitent la littérature antique.

L'internet continue d'ailleurs d'inspirer le duo, tant les commentaires que les vidéos ou les célébrités virtuelles. Les auteurs citent notamment le montréalais Roi Heenok.

Car au-delà du rire, ces petits ovnis sont un exercice de style assez passionnant et, surtout, une double déclaration d'amour à la littérature et à la langue française.

«Nous ne l'avons jamais conceptualisé, mais il y a une volonté transgressive de jouer avec les classiques», souligne Michel Pimpant.

«Pour certains, c'est sacrilège de toucher à la langue. Mais la langue est à tout le monde et le patrimoine classique aussi», croit Michel Pimpant.

Les Boloss ont encore de belles heures devant eux. Et que ceux qui ont aimé l'apparition de Jean Rochefort - un fan de l'exercice, semble-t-il - se le tiennent pour dit: cela pourrait bien n'être qu'un début.

«On a bataillé corps et âme pour que ça se fasse», dit Quentin Leclerc.

«C'est le début de quelque chose, mais il faudra voir quelle forme ça prendra. On a envie de distiller ça entre des oreilles attentives», dit Michel Pimpant.

À suivre, donc.

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Les Boloss des belles lettres. Quentin Leclerc et Michel Pimpant. J'ai lu, 191 pages.

Petit précis de français des Boloss

L'univers des Boloss des belles lettres a un vocabulaire et des codes bien précis. Petit lexique pour s'y retrouver.

- BOLOSS: Personne lourde, qui se laisse tromper.

- ZOUZ: Fille charmante. «Il rencontre une petite zouz campagnarde pas dégueulasse.»

- POURRAVE: Pourri. «Ils se marient et ils vont crécher dans un bled pourrave de Haute-Normandie.»

- KIFFER: Aimer.

- SWAG: Ce qui brille, qui est beau.

- BIF: Argent. «Emma elle kiffe le swag alors elle claque son bif pour des petites Louboutin easy.»

- BAD: Pour «bad trip». Mauvaise nouvelle.

- BADER: Déprimer.

- TUNE (ARGOT): Argent. «Le bad c'est que Charles Bovary il a pas une tune.»

- TÉJ  (VERLAN): Jeter.

- KEUM (VERLAN): Mec ou petit ami.

- À OUALPÉ (VERLAN): À poil, nu. «À un moment elle se fait téj par son keum et elle se réveille à oualpé dans un champ de blé.»

- AVOIR LE SEUM: Être dégoûté, dépité. «Elle a le seum de la vie. Du coup elle se suicide.»

Les richesses du français parlé

Comment se porte le français de France?Si, quand on lit la presse magazine française (particulièrement féminine) ou que l'on regarde les publicités et les grilles de programmation des chaînes de télévision, on peut s'étonner de la présence massive de mots anglais, ces emprunts ne reflètent toutefois pas la réalité du français parlé, notamment par les jeunes.

«Il est clair qu'il y a un renouvellement du parler des jeunes», croit Marie-Madeleine Bertucci, sociolinguiste, professeure de sciences du langage à l'Université de Cergy-Pontoise. Ainsi, le français oral s'enrichit des influences venues de l'ensemble de la francophonie (l'expression québécoise «poche» semble ainsi faire son arrivée en France), d'expressions tziganes (ces mots se reconnaissent au suffixe -ave: comme «marave» - casser la gueule -, «pourrave» - pourri), de régionalismes français ou encore de l'arabe (le mot «kif» est ainsi entré dans le langage courant).

Et l'anglais en France, qui suscite régulièrement des articles effrayés dans les médias québécois, est-il une réelle menace?

Pour la linguiste Henriette Walter, auteure du livre L'aventure des mots français venus d'ailleurs, la réponse est plutôt simple.

«Non», dit-elle.

Sur un vocabulaire riche de 60 000 mots, seuls 600 ou 700 proviennent de l'anglais, selon elle. Et tout autant de l'italien ou de l'espagnol, le français ayant une longue tradition d'emprunt aux langues étrangères.

De plus, l'anglais doit beaucoup au français - langue parlée par la noblesse britannique pendant près de 300 ans, rappelle-t-elle. On peut citer le mot «table» (qui vient du français et du latin «tabula») ou «mushroom» (qui vient de l'ancien mot français «mousseron»).

Ainsi, pendant quelques siècles, les mots français ont traversé la Manche, et reviennent, depuis 200 ans, enrichis d'un sens nouveau.

«On ne dit rien contre des mots comme paella, tiramisu, la ola [mouvement de foule lors des événements sportifs], mais on fait une fixation un peu maladroite avec l'anglais.»

Tout emprunt n'est toutefois pas bon à prendre: cette linguiste s'irrite ainsi contre une populaire émission de télévision française, Food Trucks, que les Français prononcent «foutreuques», ce qui non seulement n'a aucun sens mais entraîne une confusion avec le mot «foutraque».

Mme Walter cite aussi le «courriel» québécois, une excellente option de rechange à l'email selon elle.

«Les emprunts ne sont pas bons quand ils n'ont pas un sens immédiat. Il faudrait prendre modèle sur les Québécois, quoique le traversier n'a pas traversé l'Atlantique», observe-t-elle.

Le parler «jeune» fait l'objet en France de plusieurs livres, comme tout récemment le Dictionnaire ados-français de Stéphane Ribeiro.

Loin de faire planer une menace sur le français, ces expressions sont aussi le témoin de changements sociaux. «Je ne dis pas qu'il faut parler n'importe comment, n'importe où. Mais d'un point de vue linguistique, il est important d'être conscient que la langue évolue, se transforme et que ses locuteurs ne sont pas les mêmes qu'il y a 50 ans», croit Mme Bertucci.

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L'aventure des mots venus d'ailleurs. Henriette Walter. Robert Laffont, 350 pages.

Situations de banlieues. Marie-Madeleine Bertucci. Éditions INRP, 101 pages.

Dictionnaire Ados-Français. Stéphane Ribeiro. Éditions First, 512 pages.