Un récit truculent signé par la Québécoise Marie Larocque, un roman lyrique écrit par le Français Laurent Gaudé: deux livres qui montrent Haïti de l'intérieur arrivent sur les tablettes des librairies cet hiver. Chacun à leur manière, ils nous parlent de l'après-séisme et de ses séquelles. Et de la beauté de la vie.

Marie chez les autres

Faire une entrevue avec Marie Larocque? Pour quoi faire, alors qu'on «l'entend» si bien en lisant son livre Mémé attaque Haïti? Qu'on en reçoit toute la vitalité en pleine face grâce à la seule force de ses mots? En racontant à sa manière truculente et non conformiste l'année qu'elle a passée à Haïti après le séisme, Marie Larocque fait ici oeuvre utile et décapante. C'est quoi, déjà, l'antonyme de «politiquement correct»?

La «mémé» du titre, c'est Marie Larocque elle-même: en septembre 2010, elle est en effet sur le point de devenir grand-mère à 40 ans. Seulement voilà, en janvier 2010, un gigantesque tremblement de terre a terrassé Haïti, où cette native de Montréal a vécu quelques années. Il n'en faut pas plus pour que la nomade invétérée décide de tout plaquer au Québec et de partir avec deux de ses cinq enfants pour aller aider des amis haïtiens à Port-au-Prince et à Jacmel!

Mémé attaque Haïti, cela a d'abord été le titre du blogue tenu par Marie Larocque pendant toute la durée de son étonnante odyssée, relatée dans un langage cru, avec des opinions bien arrêtées et pas exactement bien-pensantes. DISONS-LE TOUT NET: certains lecteurs, tant haïtiens que non haïtiens, seront profondément outrés par ce récit.

Le livre s'ouvre d'ailleurs sur un avertissement: «Le texte qui suit ne reflète que mon point de vue. Certains propos peuvent paraître choquants. Rien de trop grave.»

Le ton est donné. Après cela, c'est coups de tête, coups de coeur, coups de main, coups de gueule, mais aussi coups de pied verbaux à l'arrière-train des organismes de bienfaisance sur place ou d'une voisine qui abuse de la situation, de certains préjugés, du vaudou ou du racisme pratiqué entre Haïtiens!

En d'autres termes, quand quelqu'un l'achale, Marie Larocque le dit, et que ce quelqu'un soit un enfant, un handicapé, etc. n'y change rien. Mais elle le dit aussi quand c'est beau, quand c'est dur, quand c'est drôle, terrible ou angoissant ou sensuel ou pas gentil. D'ailleurs, elle n'est pas gentille, Marie. Ni reposante. Elle est, point à la ligne. C'est tellement rare, quelqu'un qui assume publiquement et à ce point ce qu'elle est, y compris ses contradictions, qu'on ressent une étonnante jubilation en lisant Mémé attaque Haïti...

Qu'on ne s'y méprenne pas: Marie Larocque a retravaillé énormément les textes de son blogue, réécrivant, coupant et dynamisant tout. Elle a un sens du dialogue marqué et maîtrise son français québécois d'aplomb, ce qui ajoute une couche à cette expérience inusitée qu'est la lecture de Mémé attaque Haïti. Car les lecteurs qui ne parlent pas créole vont en effet pouvoir s'initier à cette langue pétaradante et colorée, «Mémé», elle-même pétaradante et colorée, le parlant (et l'écrivant) couramment. Enfin, on retrouve dans ce récit le sens du rythme et du punch qui faisait la force de Marie Larocque dans son très bon premier roman, Jeanne chez les autres (2013).

Cette fois, c'est Marie qui est «chez les autres». Elle les observe parfois avec brusquerie, parfois avec humour, souvent avec intérêt, répondant du tac au tac quand on la traite de Blanche, vivant parmi les Haïtiens sans peur ni complexe, regardant ses deux filles adolescentes grandir dans cette situation hors du commun. On peut la trouver excessive, choquante, irrationnelle, crue et même cruelle par moments. C'est justement pour toutes ces raisons qu'elle est nécessaire: avec ses mots, sa verve, Mémé attaque aussi tout ce qui veut nier Haïti.

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Mémé attaque Haïti. Marie Larocque. VLB, 300 pages.

Le talent d'un peintreLaurent Gaudé avait mis en scène La Nouvelle-Orléans après le passage de Katrina dans Ouragan, intense roman choral qui parlait autant des États-Unis que des répercussions de la catastrophe naturelle sur quelques personnages. L'auteur, Prix Goncourt pour Le soleil des Scorta en 2004, reprend le même principe dans Danser les ombres, qui se passe à Port-au-Prince au moment du terrible tremblement de terre qui a secoué Haïti en 2010.

Pour être précis, la moitié de Danser les ombres se déroule la veille du tremblement de terre, ce qui contribue à sa puissance. Car cette journée est une journée comme les autres pour les habitants de Port-au-Prince, sauf pour Lucine, qui y revient après quelques années d'absence. La jeune femme se lie d'amitié avec un groupe qui réunit des gens de tous les âges, et qui se rencontre régulièrement dans un ancien bordel pour discuter, jouer aux cartes et changer le monde dans une ambiance bon enfant.

On suit ainsi Lucine, jeune femme courage, Saul, médecin qui porte le poids du monde sur ses épaules, le vieux Tess, aîné et ciment du groupe, l'élève infirmière Lagrace... Une foule de personnages complète cette mosaïque vibrante et bouillante. Leur destin, comme celui de centaines de milliers d'autres, basculera en l'espace de 35 secondes, le soir du 12 janvier 2010. C'est à travers leur histoire que Laurent Gaudé nous raconte toutes les autres dans la deuxième partie de son roman.

Lyrique (trop parfois, il faut le dire), poétique, la langue de Laurent Gaudé épouse l'emphase haïtienne pour décrire les membres broyés, la poussière, la solidarité, l'angoisse, la dignité dans le dénuement. Avec des images fortes qui nous hantent longtemps - la tentative de sauvetage des élèves de l'école d'infirmières, la première nuit sur le Champ-de-Mars -, il saisit avec le talent d'un peintre le moment où tout bascule, le figeant dans le temps et l'espace.

Une réussite, d'autant plus que Danser les ombres est aussi une évocation du passé trouble de l'île - les manifestations anti-Aristide et la répression qui a suivi, la dictature sous Duvalier. Le personnage d'un ancien Tonton Macoute surnommé Matrak, qui ne connaît plus le repos au volant de son taxi, donne froid dans le dos.

Surtout, Laurent Gaudé donne une autre dimension à son livre en y convoquant les croyances vaudoues, sans en abuser. Il crée dans les derniers chapitres une farandole d'où les fantômes se détacheront au fur et à mesure que les marcheurs avanceront, parce que «pour que les vivants vivent, il faut que nous semions les morts», dit le vieux Tess. Sinon «les vivants s'y perdraient, deviendraient fous».

Dans une longue scène poignante, où le rite païen sert à décrire la déchirure de la mort, hommes et femmes se disent un dernier adieu. Les lecteurs, eux, auront l'impression d'avoir côtoyé un moment le royaume des ombres, et d'avoir, grâce à cela, un petit peu apprivoisé la mort.

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Danser les ombres. Laurent Gaudé. Actes Sud/Leméac, 256 pages.

Édouard Plante-Fréchette, La Presse

Laurent Gaudé