Au Québec, où les publications françaises arrivent toujours avec quelques semaines de retard, nous avons l'«opportunité» de nous prononcer sur le nouveau brûlot romanesque de Michel Houellebecq après les tragiques événements de la semaine dernière à Paris. Voici notre lecture, accompagnée d'un tour d'horizon des médias français avant le drame qui a plombé la sortie de Soumission, un roman pratiquement maudit dès sa parution, le jour de l'attentat contre Charlie Hebdo.

C'est l'écrivain Emmanuel Carrère qui a raison, lui qui compare Soumission à 1984 de George Orwell ou Le meilleur des mondes d'Aldous Huxley, sans que l'on partage son enthousiasme: c'est sur le terrain de la fiction qu'il faut toujours ramener Michel Houellebecq. Réduire Soumission à une simple mise en forme des idées de Zemmour et de son Suicide français ne rend pas justice à ce livre, un roman d'anticipation complètement parano, mais efficace, où l'écrivain poursuit sa critique assassine des élites et des valeurs de Mai 68 (ce qu'il en reste).

Tout de même, quelque chose se révèle dans l'état d'esprit français lorsque Zemmour et Houellebecq se tiennent côte à côte au sommet des palmarès, comme deux vautours au chevet d'une France qu'ils estiment finie.

Pour ceux qui ont commencé Soumission la semaine dernière, puisqu'il était en librairie en France le 7 janvier, jour du massacre à Charlie Hebdo, Houellebecq a offert, malgré lui, une expérience de lecture particulièrement troublante. Avancer dans ce roman alors que la France retenait son souffle pendant la traque des terroristes avait quelque chose d'hallucinant.

Jusqu'à la grande marche républicaine en réaction aux attentats où le Front national a été exclu (ou s'est exclu lui-même), ce qui rejoint la raison pour laquelle la France sera dirigée en 2022 par un parti islamique dans Soumission: tout sauf le FN, se disent la gauche comme la droite, prêtes à céder le pouvoir au parti (fictif) Fraternité Musulmane, dirigé par Mohammed Ben Abbès, un « nouveau Mitterand », après le deuxième quinquennat catastrophique de Hollande.

Avant, que s'est-il passé ? « La progression de l'extrême-droite avait rendu la chose un peu plus intéressante en faisant glisser sur les débats le frisson oublié du fascisme ; mais ce n'est qu'en 2017 que les choses avaient commencé à bouger vraiment, avec le second tour de la présidentielle. La presse internationale, médusée, avait pu assister à ce spectacle honteux, mais arithmétiquement inéluctable, de la réélection d'un président de gauche dans un pays de plus en plus ouvertement à droite. »

Ce dérapage politique sur fond de guerre civile (censurée par les médias) est vécu sans émotion par François, le narrateur du roman. Professeur de littérature spécialiste de Huysmans, à 44 ans, il coule des jours tristes dans le 12e arrondissement, le quartier chinois, plus tranquille, qui a évité « toute installation de Noirs ou d'Arabes et d'ailleurs plus généralement toute installation de non-Chinois ».

Désintéressé de tout, de la politique comme du sexe, ce n'est certes pas sur lui qu'on peut compter pour défendre les valeurs républicaines, puisque même le mot « humanisme » le dégoûte. Il profite des « ultimes résidus d'une social-démocratie agonisante », dans un système universitaire qui n'a « d'autre objectif que sa propre reproduction, assorti d'un taux de déchet supérieur à 95 % » (voilà comment Houellebecq règle son compte à l'élite consacrée aux « humanités »). De toute façon, il ne croit plus au « savoir pour tous » et n'aime pas les jeunes. Sauf les jeunes femmes.

Pour François, il n'y a en fait que deux types de femmes, les jeunes, baisables, et les femmes « pot-au-feu » qui font à manger.

Un monde sans femmes

On retrouve ici la misogynie houellebecquienne dans toute sa splendeur et elle opère d'une manière aussi choquante que fascinante dans le roman. François constate, sans que ça l'émeuve outre mesure, la disparition des femmes dans l'espace public.

En fait, personne ne s'en émeut, il n'y a aucune résistance, pas même de la part des femmes (Houellebecq ne croit pas en leur pouvoir, c'est sûr), et la misogynie de l'écrivain renvoie alors à la misogynie de la société française tout entière. Après tout, la polygamie proposée par Fraternité Musulmane a ses avantages, d'autant que le retrait des femmes fait baisser le chômage.

Bref, le patriarcat, c'est mieux, et les hommes sont enfin libérés de l'égalité des sexes, une lubie passagère de l'Histoire. François est un peu triste quand même lorsque sa jolie amante juive quitte la France pour Israël, comme la plupart des Juifs de France... « Il n'y a pas d'Israël pour moi », lui dit-il.

Facile de soumettre une société qui a abdiqué comme celle dépeinte par l'écrivain, c'est même un soulagement. Tout le monde en profite. Les universités sont financées par les pays du pétrole, qui savent, eux, que le nerf de la guerre est l'éducation (Dubaï veut se payer une réplique de la Sorbonne). Les salaires augmentent pour les convertis et les propositions de départ sont alléchantes.

Enfin, puisqu'il faut aller jusqu'au bout et en finir avec l'insupportable agonie, c'est la fin de l'Occident et de l'ère chrétienne à laquelle assiste François, incapable de retourner à l'église, et qui se convertira sans regrets. Que peut-il regretter de son ancien monde qui n'en finissait plus de mourir ? Voici venu un autre temps, la paix est revenue et la croisade a été gagnée par le monde musulman, maintenant à l'aube d'un nouvel empire, avec tout ce que l'aube offre de promesses comparée au crépuscule.

Cet avenir aberrant est décrit dans le style neutre de Houellebecq, qui n'a jamais été aussi froid. En fait, les plus belles lignes concernent Huysmans, le seul ami de François au fond, dont il partage la désespérance. Cette platitude du style a une fonction redoutable, celle d'abandonner le lecteur à ses propres émotions devant cette sinistre vision qui crée un immense malaise parce que Houellebecq expose, avec une intelligence perverse, tous les démons de l'heure d'une psyché occidentale obsédée par sa fin.

On dirait bien que Houellebecq s'est radicalisé dans son pessimisme déjà extrême. Soumission est l'illustration du pire cauchemar des identitaires purs et durs, qui y verront presque un roman d'épouvante. D'ailleurs, on a souvent pensé à l'essai de Houellebecq, Lovecraft, contre le monde, contre la vie, pendant la lecture de Soumission, dont la paranoïa a des accents lovecraftiens.

Soumission, une sorte de Necronomicon, ce livre qui rend fou ? On n'en est pas loin, et on sort du roman parfaitement choqué et déprimé, après avoir été complètement manipulé - c'est ça aussi, la littérature. Mais c'est un peu pour ça qu'on lit Houellebecq, non ? Pour ce petit frisson du pire, en somme, comme pour Lovecraft, dont il a révélé la xénophobie délirante. Et peut-être que la réponse la plus cinglante à ce roman a été finalement ces millions de Français qui ont pris la rue pacifiquement. Peut-être.

Soumission, Michel Houellebecq. Flammarion, 300 pages. En librairie le 22 janvier

Extrait du livre

« En somme, Cassandre offrait l'exemple de prédictions pessimistes constamment réalisées, et il semblait bien, à voir les faits, que les journalistes de centre-gauche ne fassent que répéter l'aveuglement des Troyens. Un tel aveuglement n'avait rien d'historiquement inédit : on aurait pu retrouver le même chez les intellectuels, politiciens et journalistes des années 1930, unanimement persuadés qu'Hitler "finirait par revenir à la raison". Il est probablement impossible, pour des gens ayant vécu et prospéré dans un système social donné, d'imaginer le point de vue de ceux qui, n'ayant jamais rien eu à attendre de ce système, envisagent sa destruction sans frayeur particulière. »

Les réactions avant l'attentat contre Charlie Hebdo

La controverse était inévitable, comme c'est toujours le cas lorsque Michel Houellebecq publie un roman, à plus forte raison quand il s'agit de Soumission, qui appuie sur la jugulaire de la société française, de plus en plus étranglée par ses démons intimes.

À la limite, c'est presque comique, et cela en dit beaucoup sur le milieu littéraire, chaque fois forcé de prendre position face à l'écrivain français contemporain le plus traduit dans le monde. Mais on se dit qu'il existe peu d'exemples aussi extrêmes d'un « clash » entre fiction et réalité quand on se rappelle que, le jour même de la sortie de Soumission, des terroristes ont décimé la bande du journal satirique Charlie Hebdo, dont la une du moment présentait une caricature de Houellebecq par Luz avec ces mots : « En 2015, je perds mes dents... En 2022, je fais ramadan ! »

Parmi les victimes, Bernard Maris, qui a écrit l'essai Houellebecq économisteen 2014, très apprécié par l'écrivain, qui affichera une rare émotion publique dans sa seule entrevue télévisée après le massacre, au Grand Journal. « C'est la première fois de ma vie que quelqu'un que j'aimais se fait assassiner, quand même. »

Mais en conclusion, il martèle : « il n'y a pas de limites à la liberté d'expression » et « celui qui réussira à me récupérer n'est pas encore de ce monde ».

Avant le drame, pratiquement tous les médias s'étaient déjà prononcés sur Soumission. Islamophobe et irresponsable pour les uns, visionnaire et essentiel pour les autres, ce nouveau roman ne manque pas de polariser les opinions. Même le président François Hollande a dit qu'il allait le lire, « parce qu'il fait débat », tandis que Marine Le Pen a déclaré, sans l'avoir lu, qu'il s'agit d'une fiction « qui pourrait un jour devenir réalité ».

Un débat qui fait rage

Dans Le Monde des livres, l'écrivain Emmanuel Carrère a comparé l'écrivain à Orwell et Huxley, les auteurs des prophétiques 1984 et Le meilleur des mondes, en affirmant que Soumission est « un roman d'une extraordinaire consistance romanesque ».

À l'opposé, Jean Birnbaum, directeur du Monde des livres, estime que le roman suscite surtout « la nausée et la révolte » : « Comment ne pas éprouver un haut-le-coeur, devant un roman à thèses, assez médiocre, lourdement idéologique, qui prend à peine soin de se draper dans quelques artifices littéraires, esthétiques ou formels et qui se contente souvent de reprendre parfois au mot près les thèses les plus virulentes des contempteurs de l'Islam ? »

« Houellebecq balaie les dernières illusions des Lumières. Le constat est violent; mais la voie est douce. [...] Son épuisement est le miroir de nos démissions », dit Bernard de Saint-Vincent, éditorialiste au Figaro.

Le critique Sébastien Lapaque souligne quant à lui que « [si] l'auteur deRester vivant possède un singulier génie de l'angoisse comique, celui-ci ne tient pas tant à ce qu'il raconte qu'au ton sur lequel il le raconte, à ce chuchotement dépressif, à cette "plate forme" révélatrice de l'inanité du temps où nous sommes ».

Dans Le Point, Bernard-Henri Lévy le décrit comme un « conte cruel et grinçant », « une satire dont la démesure et la mauvaise foi n'ont d'égales que la manière dont vient la rattraper tel ou tel épisode de la plus brûlante actualité »...

Dans son blogue La République des livres, Pierre Assouline l'analyse ainsi : « La fiction est un paravent bien commode et en l'espèce, vu le contexte crispé qui se développe dans notre pays sur les questions identitaires, assez lâche. Michel Houellebecq se veut décalé, insaisissable, impassible face à la catastrophe annoncée, comme si elle ne le concernait pas. Il observe passer les cadavres au loin sur le fleuve, tirant sur sa clope d'un air goguenard, secoué d'un ricanement même pas nerveux. De cette attitude il tire une puissance comique et littéraire qui fait la singularité de sa signature. C'est pourtant au final un livre dont on émerge triste, sombre, désenchanté, du moins si l'on consent à le prendre au sérieux. »

Philipe Lançon, dans Libération, y voit une « farce triste et provocatrice » : « Soumission est une auberge espagnole ouverte à tous les vents de l'angoisse française contemporaine, à toutes sortes de scènes et d'événements; c'est aussi un roman de politique-fiction à bas budget, sans souci exagéré de crédibilité, genre Ed Wood. »

Dans le magazine Les Inrockuptibles, qui a toujours suivi de près la carrière de l'auteur, Nelly Kaprièlian se montre plutôt tiède, rappelant que ce roman « permet à Houellebecq de dénoncer, encore et toujours, son seul véritable ennemi : la société libérale occidentale post-Mai 68, où l'homme, libéré de tout carcan (famille, religion), se retrouve libre, c'est-à-dire libre d'être seul et malheureux. [...] Peut-être le plus dérangeant de tous ses livres, le plus nihiliste ».

La faillite de la société

Le plus révélateur devant ce tour d'horizon de la presse française est que, pour ou contre le livre de Houellebecq, tout le monde est d'accord en ce qui concerne une espèce de faillite de la société, que le massacre de Charlie Hebdo vient éclairer d'une lumière glauque et sinistre, sans que l'on connaisse encore les véritables retombées d'un tel traumatisme.

Enfin, jusqu'au bout, une cruelle ironie poursuit Houellebecq, qui a fait la une de L'Obs parue au lendemain de la tuerie (l'édition était déjà bouclée) avec cette citation : « J'ai survécu à toutes les attaques. »

Dans le numéro précédent, « Ils vont faire 2015 », c'est Bernard Maris qui signait un portrait chaleureux de l'écrivain. « À mes yeux, cet être ultra-sensible est un immense écrivain dont les fictions lucides et grinçantes nous parlent, comme aucune autre, de notre étrange condition d'Homo oeconomicus toujours plus désirant et toujours plus privé d'amour. Comment ne pas s'y reconnaître ? »

Houellebecq en cinq scandales

Une entrée en scène fracassante

En 1998, c'est l'année fracassante autour du plus célèbre roman de Houellebecq, Les particules élémentaires, à qui l'on prédisait le Goncourt - qu'il n'aura pas. Le personnage Houellebecq, clope au bec, entre en scène. En bien ou en mal, tout le monde en parle, et on dénonce sa misogynie et sa vision sombre des relations amoureuses. La revue de gauche Perpendiculaire, à laquelle il participe, décide de se séparer de l'écrivain, qui est aussi visé par la poursuite d'un camping « new age » qui n'a pas apprécié sa description dans le roman (poursuite perdue d'avance). Flammarion, l'éditeur de Houellebecq et de Perpendiculaire, cesse sa collaboration avec la revue, dont les auteurs ont signé une longue lettre contre les tendances nihilistes et réactionnaires de l'écrivain dans Le Monde.

« La religion la plus con »

En 2001, alors qu'on l'accuse de faire la promotion du tourisme sexuel dans son roman Plateforme, Houellebecq sort en entrevue sa fameuse déclaration : « La religion la plus con, c'est quand même l'islam. » Il est poursuivi pour incitation à la haine, et sera relaxé par le tribunal correctionnel de Paris.

Une opération de marketing au bulldozer

En 2005, la sortie de La possibilité d'une île lamine toutes les pages culturelles de la rentrée, au grand dam de certains, qui y voient une opération de marketing au bulldozer. D'aucuns diront que ce battage médiatique nuit à l'écrivain, qui n'aura toujours pas le Goncourt. Le livre ne connaîtra pas le même succès, et l'adaptation cinématographique est un échec.

Sa mère règle ses comptes

En 2008, sa mère, Lucie Ceccaldi, dont il se plaît à dire en entrevue qu'elle est morte et qu'il décrit dans ses romans comme une « baby-boomer » irresponsable, publie le livre L'innocente, dans lequel elle règle ses comptes avec son fils.

« Avec Michel, on pourra commencer à se reparler le jour où il ira sur la place publique, ses Particules élémentaires dans la main, et qu'il dira : "Je suis un menteur, je suis un imposteur, j'ai été un parasite, je n'ai jamais rien fait de ma vie, que du mal à tous ceux qui m'ont entouré. Et je demande pardon." » Malaise.

Publication de Soumission

Le 7 janvier 2015, le jour même de la parution de son roman Soumission, dans lequel il imagine une France dirigée par un parti musulman, a lieu le massacre à Charlie Hebdo, dont il fait la couverture. Abondamment précédé d'une critique mitigée, alors que le roman a fait l'objet d'une fuite sur l'internet, Michel Houellebecq suspend la promotion de son livre et annonce qu'il quitte la France pour une destination inconnue.