Pourquoi Bologne, le plus récent roman d'Alain Farah, professeur de littérature française à l'Université McGill, sera publié en traduction anglaise la semaine prochaine. L'auteur de 35 ans travaille actuellement à un nouveau roman, Mille secrets mille dangers, inspiré par son père et l'histoire des chrétiens du Moyen-Orient. Discussion sur la responsabilité de l'écrivain, dans la foulée de la publication de Soumission, dernier roman de Michel Houellebecq.

J'ai écrit sur le nouveau Houellebecq, en début de semaine, en questionnant ses intentions dans un climat aussi délétère. Puis il y a eu l'attentat contre Charlie Hebdo, et je ne compte plus le nombre de gens qui, sous prétexte de défendre la liberté d'expression, m'ont ordonné de me taire. C'est ironique.

Délétère, c'est vraiment le mot. Ma grande crainte, c'est que l'attentat de mercredi soit le nouvel incendie du Reichstag, qui avait été exploité par les nazis pour sa propagande. Marine Le Pen l'a déjà récupéré. Il y a toujours des gens, dans ces moments tragiques, qui en profitent pour que la raison prenne le bord.

Et la nuance aussi...

La démocratie, c'est la nuance. L'objectif de ces soldats-là, au-delà de faire taire les autres, c'est de créer cette division. C'est très, très triste. Et la preuve qu'il est «dangereux» de créer, dans le bon sens du terme. Parce que ça bouleverse.

Je repense à Houellebecq. La prémisse de son récit d'anticipation est intéressante: la France devient un État islamique dans sept ans. Il sait que ça va faire réagir. Je suis évidemment en faveur de sa liberté d'expression. Et je lui reconnais le droit de se détacher de l'interprétation qu'on donnera à ses écrits. Ce que je lui reproche, c'est de s'en laver les mains, de faire abstraction du contexte et de prétendre que sa parole n'a pas de portée. Marine Le Pen a déclaré que ce qu'il avait imaginé était inévitable à court terme...

Quand Houellebecq s'en lave les mains, il fait exactement comme Ponce Pilate. Il sait très bien que c'est une pure figure de rhétorique et que c'est explosif dans le contexte actuel. C'est une question complexe. Le climat est tel qu'il y a des fuites de gaz partout et que tout peut devenir une étincelle qui va mener à l'explosion. On reste ambivalent devant Houellebecq parce qu'il y a un certain temps qu'il tient un tel discours.

Il nourrit l'équivoque, à dessein. En particulier dans ses entrevues...

La responsabilité du créateur, c'est aussi de s'engager en faisant un pas de côté, en s'éloignant, en se taisant. L'écrivain pressent les choses. Houellebecq a traduit la misère affective dans Extension du domaine de la lutte. Il travaille sur un horizon de sept ans dans Soumission alors que Les particules élémentaires était une dystopie projetée sur des centaines d'années. C'est toujours la même question: ça peut seulement aller mal!

L'écrivain pressent, comme tu dis. Et on dira que Houellebecq a été prescient, à la lumière des attentats, parce qu'il annonce le Front national comme largement favori aux prochaines élections présidentielles. J'ai peur que les terroristes lui donnent raison. Certains disent aussi que Houellebecq, dans sa manière d'appréhender les choses, désamorce certaines situations.

Il y a les livres de Houellebecq et il y a, au-delà des prises de position idéologiques, son jeu médiatique. Si l'oeuvre n'existe pas, le reste n'est que du vent. Si Houellebecq est Houellebecq, c'est qu'il est capable de faire tenir les deux. La cohérence se transfère entre la posture, la figure de l'écrivain, son existence médiatique et ses livres. J'ai sans doute moins de «haters» que toi, mais mes «haters» me reprochent d'être un écrivain médiatique. Être un écrivain médiatique, pour moi, c'est donner aux médias ce qu'ils veulent. On peut être un écrivain et apparaître dans les médias tout en donnant aux médias ce qu'ils n'attendent pas.

L'artiste et le personnage médiatique ne peuvent pas être tenus à la même responsabilité. Houellebecq n'est pas un journaliste: il écrit des fictions. C'est une forme, comme la caricature, qui offre une grande liberté. Et qui permet d'exprimer des idées qui ne peuvent être exprimées autrement. Sous le couvert de l'humour, ou grâce à la fiction, on peut dire bien des choses. Mais peut-on s'en laver les mains?

La responsabilité de l'écrivain, c'est justement de parler des choses qui ne peuvent pas être dites par des gens qui sont régis par des codes de déontologie. Le jour où les écrivains auront un code de déontologie, on sera dans des régimes totalitaires, sous la censure, redevenus des hommes de lettres soumis à la cour. C'est précisément pour ça qu'il est nécessaire et urgent qu'il y ait des écrivains qui soient présents dans le débat public. On saute sur le texte de Houellebecq alors que, comme écrivain, il pressent des choses qui existent et qui ont existé avant lui. Ce n'est pas du tout Éric Zemmour, qui se drape de tout un arsenal sociologique bidon en citant Le grand remplacement de Renaud Camus.

Je suis d'accord avec toi. Ce n'est pas la même chose.

Ce n'est pas du tout la même chose. La différence entre l'auteur d'essai et l'auteur de fiction, c'est que les écrivains ont la responsabilité de dire des choses qui n'existent pas, d'inventer. Moi, je trouve que les attentats de mercredi sont comme l'incendie du Reichstag. On est pour moi en 1933. Mais je le pense dans un autre rapport à la temporalité, qui n'est pas celui du journaliste, mais de l'écrivain. Ce qui me fait peur et qui pose problème, dans mon prochain livre, c'est qu'il sera inspiré par la figure de mon père et que c'est un texte sur les chrétiens du Moyen-Orient. Tout ce que l'Occident vit maintenant est une angoisse que les «Occidentaux» du Moyen-Orient, grosso modo, ont vécu il y a 30 ou 40 ans. J'ai été élevé là-dedans. Comme d'autres enfants d'immigrants chrétiens du Moyen-Orient, j'ai baigné toute ma vie dans l'islamophobie. J'ai une responsabilité. Ce n'est pas simple parce qu'il faut aller à l'encontre de certains atavismes. J'aime bien l'image de Ponce Pilate que tu utilises. L'idée n'est pas de s'en laver les mains. Ce que dit Houellebecq se passe dans la littérature. Ça nous oblige à l'accepter et ne pas le repousser du revers de la main. Contrairement à Zemmour!

LES ESSENTIELS D'ALAIN FARAH

Film

The LEGO Movie (2014)

Littérature

Un coup de dés jamais n'abolira le hasard de Stéphane Mallarmé (1897)

Musique

Enta Omri, Oum Kalsoum (1964)

Télé

True Detective (2014)

Théâtre

Caligula (remix) de Marc Beaupré d'après Albert Camus (2010)

Arts visuels

Untitled Film Still #3 de Cindy Sherman (1977)