Les histoires d'espionnage et de trahisons fascinent. Mais derrière l'image quasi romantique façonnée par les films, l'histoire de taupes est bien souvent celle de personnes troublées et de vies brisées. Les journalistes d'enquête de La Presse Fabrice de Pierrebourg et Vincent Larouche ont retracé les cas les plus spectaculaires au Canada. Leur enquête leur a permis de découvrir plusieurs détails qui n'avaient jamais été dévoilés jusqu'ici. Ces révélations paraissent cette semaine dans leur livre Taupes - Infiltrations, mensonges et trahisons, aux Éditions La Presse.

Des espions russes à une douanière amoureuse en passant par l'enquêteur-vedette dans la lutte contre les motards, vous dressez des portraits très diversifiés des taupes. Comment devient-on une taupe?

Fabrice de Pierrebourg : Il y a deux catégories de taupes. Il y a ceux qui retournent leur veste et travaillent pour leur ennemi logique : un officier de renseignement de la marine canadienne qui offre ses services aux Russes, par exemple [le cas de Jeffrey Delisle]. Et dans l'autre catégorie, il y a les taupes professionnelles, qui sont payées pour infiltrer un organisme.

À la base de la trahison, il y a toujours une faiblesse. Quand tu recrutes une taupe, tu essaies de recruter une personne qui a des points faibles. Ce sont souvent l'argent, l'ego, la frustration. Ce sont des catalyseurs de trahisons. Et quelquefois, il y a aussi le sexe, il faut bien le dire. Selon une étude américaine, les deux tiers des taupes sont des gens qui sont spontanément allés voir l'ennemi. Et quand tu vas voir l'ennemi, c'est que tu n'es pas satisfait de ta vie professionnelle ou personnelle. Les taupes sont souvent des gens sans histoire, taciturnes, ternes, un peu beiges, à part le cas du policier Benoit Roberge, qui était très flamboyant. Ils passent sous le radar et quand on s'en rend compte, il est trop tard.

Parmi les taupes professionnelles, il y a ce couple d'agents secrets russes. L'un d'eux, Andrey Bezrukov, a accepté de répondre à vos questions alors qu'il n'avait jamais accordé d'entrevue à un média occidental.

Fabrice de Pierrebourg : L'histoire des illégaux [terme utilisé pour désigner des espions caméléons russes vivant à l'étranger sous une identité d'emprunt] m'a fasciné depuis le départ. Les Russes sont restés très vieille école en matière d'espionnage. On dirait parfois qu'ils ont pris un vieux scénario de James Bond. Le cas de Donald Heathfield est l'histoire d'un espion qui a repris l'identité d'un bébé enterré à Montréal. Sa femme [Elena Vavilova] avait repris l'identité de Tracey Ann Foley, une petite née à Montréal. Ensemble, ils ont infiltré les plus hautes sphères de la société américaine. Cette histoire a d'ailleurs inspiré la série télévisée The Americans. Leurs enfants sont nés à Toronto et n'avaient aucune idée de la véritable identité de leurs parents. Ils ont mystifié tout le monde.

Vous abordez aussi le récent cas du policier Ian Davidson, gardien de la liste des informateurs du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) qui a retourné sa veste. Vous décrivez cette histoire comme le pire vol d'informations policières de toute l'histoire du Canada. Quelles ont été les conséquences de cette trahison?

Vincent Larouche : C'est difficile de faire la preuve qu'il y a eu ou non des conséquences. Jusqu'ici, rien n'a démontré clairement que des informateurs de la police ont été démasqués et ont subi les conséquences... Mais aussi, c'est difficile de prouver que ce n'est pas arrivé. Davidson voulait vendre sa liste à la mafia, mais il s'est fait pincer avant que la transaction soit conclue, notamment parce que la mafia craignait un piège parce que c'était trop beau pour être vrai.

Mais il y a eu des conséquences sur la confiance à l'intérieur du SPVM, avec ses partenaires, les informateurs. On sait aussi que la trahison de Benoit Roberge a eu un impact dévastateur sur les opérations du service de police [le policier du SPVM a fourni des informations aux Hells Angels alors qu'il avait pendant plusieurs années lui-même recruté des informateurs]. Il a fait avorter des opérations en avertissant des criminels qu'on allait les arrêter.

Depuis 2012, le SPVM a découvert deux taupes dans son service. Quels changements ont été apportés depuis?

Vincent Larouche : Le service de police a créé une Division de la sécurité et de l'intégrité. Les cotes de sécurité seront révisées. Plus la cote est élevée, plus le SPVM inspectera leur enquête sur la situation familiale, monétaire ou les fréquentations de ses agents. Deux cas, en si peu de temps, au sein de la même organisation et qui n'ont pas de lien entre eux... c'est lourd à porter. Ça mérite une grosse réflexion au sein du Service des enquêtes spécialisées, et le SPVM en est conscient, je crois. Mais il préférerait que les journalistes ne rapportent pas ces histoires et il y a des enquêtes sur les sources qui ont informé les journalistes de l'affaire Davidson, par exemple.

Peut-on éradiquer les taupes?

Vincent Larouche : On peut tenter de les combattre, de les contrôler, mais tant qu'il y aura des humains, il y a un risque. Personne n'est infaillible. Le SPVM dit que le risque zéro n'existe pas.

Fabrice de Pierrebourg : On s'est rendu compte aussi dans pas mal de cas qu'il y avait eu des négligences scandaleuses en matière de sécurité. Ce n'est pas normal que Ian Davidson ait pu télécharger la liste des informateurs sur une clé USB. Aux États-Unis, après l'arrestation d'un haut responsable du FBI, Robert Hanssen, une personne avait déclaré en commission parlementaire que ce qui était plus scandaleux que la trahison elle-même était la facilité avec laquelle ce type avait pu communiquer des renseignements à des puissances étrangères.

Extrait du livre

Ian Davidson et la liste du sang

Le jour de la collecte du recyclage, les policiers envoient de faux éboueurs, à bord d'un camion, pour ramasser le bac de la famille Davidson. Le camion approche tranquillement dans la rue, comme une équipe normale de collecte du recyclage. Puis, les agents déguisés aperçoivent Ian Davidson qui sort en trombe de chez lui, s'empare de son bac à recyclage et le rentre précipitamment dans sa maison.

«Ils ne sont pas à la même heure que d'habitude. C'est la police», dit-il à sa femme pendant que le micro l'enregistre toujours à son insu.

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Taupes - Infiltrations, mensonges et trahisons

Fabrice de Pierrebourg et Vincent Larouche

Éditions La Presse