Chaque semaine de l'été, l'équipe de Lecture revisite un classique de la littérature québécoise. A-t-il tenu la route? Nos journalistes confrontent leurs impressions avec les critiques d'hier.

L'une des anecdotes les plus célèbres concernant Mordecai Richler est sa réplique cinglante à l'endroit de Saidye Bronfman lors de la première du film L'apprentissage de Duddy Kravitz, adapté de son roman. «Vous en avez fait du chemin pour un garçon de la rue Saint-Urbain», lui aurait dit la dame, ce à quoi l'écrivain aurait répondu «Vous en avez fait du chemin pour la femme d'un contrebandier», faisant ainsi référence à l'origine de la fortune des Bronfman: la contrebande d'alcool.

Il y a dans cet échange toutes les tensions sociales qu'on retrouve dans Rue Saint-Urbain - The Street, titre original en anglais qu'on aurait envie de traduire en lettres capitales par LA rue. Car on dit parfois qu'on ne vient pas d'un pays ni même d'une ville, mais d'un quartier, et la rue Saint-Urbain est sans conteste le lieu originel de Mordecai Richler. Une racine indélogeable, quand bien même le jeune Richler ne rêvait que de s'en extirper.

Enfance disparue

Nous avons toujours eu l'impression en lisant ce recueil de nouvelles autobiographiques d'avoir lu un roman. Non pas que le roman soit un genre plus noble, mais les nouvelles de Rue Saint-Urbain ont une telle cohésion que l'impression finale de lecture est bien celle d'un roman. On a souvent fait le parallèle entre Mordecai Richler et Michel Tremblay, parce qu'il y a indéniablement le même désir, chez les deux écrivains, de fixer pour toujours le lieu de l'enfance.

Pour Richler, ce lieu est aujourd'hui un monde disparu, ce qu'il constate d'entrée de jeu dans la première nouvelle. Le narrateur revient dans son patelin après des années à Londres, juste après le délire de l'Expo 67 dont les projets de construction ont transformé Montréal. «Revenir à Montréal en 1968, c'était découvrir une autre ville, car la mienne avait été rasée. Quant à la rue Saint-Urbain, elle était devenue... un ghetto grec.»

Il y a donc, dans Rue Saint-Urbain, une sorte d'urgence à immortaliser ce monde minuscule, qui se suffisait à lui-même «notre petit monde l'était à un point incroyable», souligne l'écrivain. Cette nostalgie traversera toute l'oeuvre de Richler, jusqu'au Monde de Barney, dont la mémoire s'étiole en raison de l'alzheimer...

Mais cette nostalgie est loin d'être fleur bleue et ne fait pas abstraction de la critique, féroce et terriblement drôle chez Richler. Il n'hésite pas à utiliser les clichés envers sa communauté, l'obsession de l'argent, de la réussite, de l'élévation sociale les gens de la rue Saint-Urbain sont pauvres et exclus, mais les parents juifs exigent tous de leurs fils qu'ils soient médecins ou avocat à grands coups de journal Canadian Jewish Eagle sur la tête. Si les francophones ont une dent contre Richler, pour ses déclarations incendiaires dans les journaux à propos du nationalisme québécois, il ne faudrait pas oublier que ceux qu'il a le plus irrités sont, avant tout, les membres de sa propre communauté qui l'ont parfois traité d'antisémite.

Mais devrait-on s'étonner qu'un écrivain qui a tant ri de l'esprit de ghetto qu'il a tant critiqué soit presque naturellement allergique au nationalisme, quel qu'il soit? À ce sujet, Rue Saint-Urbain est riche d'enseignements. Bien que «sujets britanniques», les gens de la rue Saint-Urbain ne jurent que par New York, envient et détestent les WASP de Westmount qui vont à l'Université McGill, méprisent les «pea soup», ces compagnons de misère auxquels ils ne peuvent s'identifier, subissent les quotas de juifs dans les universités et les pancartes «réservé aux Gentils» des plages des Laurentides - une nouvelle complète et hilarante raconte le vol d'une de ces pancartes par la bande de «p'tits juifs» audacieux, héros d'un jour...

N'empêche, on y adore le Canadien de Montréal, l'effeuilleuse Lily St-Cyr et les chansons d'Alys Robi. «La démocratie qu'on nous demandait de défendre nous était hostile, note très justement l'écrivain. Indiscutablement, il valait mieux pour nous vivre au Canada qu'en Europe, mais c'était «leur» Canada.» L'ombre de la Seconde Guerre plane sur la rue Saint-Urbain, qui sera bouleversée par l'arrivée de réfugiés. Richler écrit: « Il se trouva que les réfugiés, Juifs allemands ou autrichiens pour la plupart, étaient beaucoup plus affranchis et instruits que nous l'étions. Ils ne venaient pas, comme nos grands-parents, de shtetls de Galicie ou de Russie et ne méprisaient pas l'Europe. À l'opposé, ils trouvaient les juifs d'ici étroits d'esprit, peu cultivés, et Montréal très provincial.»

Monde unique

De ce côté «provincial», Richler fera quelque chose d'universel. Lire Rue Saint-Urbain aujourd'hui, c'est découvrir un monde unique et autonome à l'intérieur de Montréal, un monde méconnu et incroyablement vivant sous la plume de Richler qui, comme tout bon écrivain, aura réussi non seulement à l'immortaliser, mais à le venger.

Photo: fournie par la production

En 1959, Mordecai Richler publie L'apprentissage de Duddy Kravitz. Quinze ans plus tard, le roman fait l'objet d'une adaptation cinématographique mettant en vedette Richard Dreyfus et Micheline Lanctôt.

Extrait Rue Saint-Urbain

«Je me souviens qu'on nous mettait toujours en garde contre la Main. Nos grands-parents et nos parents y étaient venus en partant de Roumanie et en voyageant en troisième classe, ou de Pologne et en passant par Liverpool. Aussitôt défaits les baluchons et les malles en carton, ils nous préparaient une vie meilleure et plus reluisante, à nous qui allions naître Canadiens. La Main leur avait suffi, mais elle ne devait pas être notre lot. La lutte qu'ils menaient, nous l'ont-ils assez répété, c'était précisément pour faciliter notre avancement par rapport à eux. La Main, c'était pour les flemmards, les ivrognes et - Dieu nous préserve! - les ratés.»

Réception critique

«Dans le fond, Mordecai Richler est un tendre dont la sensibilité très vive est souvent heurtée par ceux qu'il voudrait tellement accepter et aimer. The Street [...] est un recueil de récits et de nouvelles dont le personnage central est la rue Saint-Urbain. Certes, Richler parle à la première personne. [...] Ce n'est pas lui pourtant qui occupe la place centrale. Ce sont les souvenirs en pièces détachées, écrits sûrement à des époques diverses. Et malgré cela on ne peut pas ne pas voir l'unité de ton et de style.» - Naïm Kattan, revue Liberté, 1969

«Sa collection d'histoires, Rue St-Urbain [...] annonce son intention de rétablir ses racines littéraires à Montréal. Cette intention se concrétise rapidement et de manière brillante avec la publication du Cavalier de Saint-Urbain, publié en anglais en 1971, un ouvrage vaste et plein d'émotions. Les historiens littéraires estiment que la publication simultanée du livre au Canada, aux États-Unis et en Angleterre marque le jour où la littérature canadienne a atteint sa maturité.» - L'encyclopédie canadienne

«Comme Hugh MacLennan et Gabrielle Roy, Richler a fait de Montréal un lieu romanesque, a tenté d'en mesurer les écarts sociaux, d'en décrire les moeurs et les rites.» - Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, Histoire de la littérature québécoise

«Rue Saint-Urbain saisit «le local, plus que l'expérience nationale», une caractéristique de la «renaissance des nouvelles canadiennes dans les années 60 et 70».» - Reingard M. Nischik, The Canadian Short Story: Interpretations, 2007

Richler en quelques dates

1931 : Naissance de Mordecai Richler à Montréal.1954: Publication de son premier roman, The Acrobats.

1968: Mordecai Richler reçoit le prix du Gouverneur général pour Cocksure, jugé scandaleux.

1971: Publication du Cavalier de Saint-Urbain, qui recevra le prix du Gouverneur général.

1989: Publication de Gursky, considéré comme le chef-d'oeuvre de Richler.

1997: Publication en anglais du roman Le monde de Barney, qui recevra le prix Giller et sera un des plus grands best-sellers de Richler.

2001: Mort de Mordecai Richler.