Chaque semaine de l'été, l'équipe de Lecture revisite un classique de la littérature québécoise. A-t-il tenu la route? Nos journalistes confrontent leurs impressions aux critiques d'hier. Cette semaine, La Scouine d'Albert Laberge (1918).

L'histoire de la publication de La Scouine d'Albert Laberge est aussi passionnante que le livre lui-même. Cet étonnant récit naturaliste publié en 1918 à compte d'auteur serait tombé dans l'oubli s'il n'avait pas été «découvert» au début des années 60 par des historiens et des critiques littéraires, puis publié en 1962 par Gérard Bessette (Le libraire) dans L'anthologie d'Albert Laberge.

Qualifié d'anti-terroir, à contre-courant de ce qui s'écrivait à cette époque où les valeurs rurales étaient glorifiées - Maria Chapdelaine, qui est en le meilleur exemple, a été publié en 1913 -, La Scouine est considéré comme le premier roman réaliste québécois. L'auteur d'Un homme et son péché, Claude-Henri Grignon, lui donnera d'ailleurs le crédit d'avoir ouvert la voie éloignant les écrivains de l'eau de rose et du romantisme.

Tel un Émile Zola québécois, Albert Laberge, qui disait être largement inspiré par Maupassant, décrit de manière crue la vie misérable des paysans dans la région de Beauharnois entre 1853 et 1896. Le trait est parfois exagérément pessimiste et sans concession, mais aussi joyeusement féroce.

Il n'y a pas beaucoup de lumière ni de douceur dans ce court livre écrit sur une période de 15 ans de 1899 à 1917. Cette succession de contes, d'abord publiés dans des revues, s'articule sur plusieurs décennies autour de la famille Deschamps: les parents, Urgèle et Mâçon, et leurs cinq enfants, trois garçons et des jumelles, dont Paulima, dite La Scouine, enfant malfaisante qui deviendra une vieille fille dévote, bête et méchante. Ainsi, La Scouine n'hésite pas à arnaquer un mendiant ou à noyer un chien, et fait de la délation une seconde nature.

Pain dur et amer

Le quotidien aride de cette famille qui se nourrit tous les jours de «pain dur et amer, lourd comme du sable, marqué d'une croix» leitmotiv du livre est à l'avenant: on entre dans chaque chapitre en se demandant quelle horreur ou quel moment disgracieux nous sera donné à voir la séance de châtrage des veaux est, disons-le, particulièrement pénible. Et tout cela raconté dans une langue directe et précise, sans états d'âme.

Albert Laberge décrit un environnement si dur pour ceux qui l'habitent qu'ils le deviennent eux-mêmes. L'ignorance et la violence dominent et même les moments cocasses ont quelque chose de «malaisant».

Sur la quatrième de couverture de l'édition publiée par la Bibliothèque québécoise, Samuel Archibald a écrit que La Scouine était notre «premier grand roman gothique». L'auteur d'Arvida n'a pas tort tellement, parfois, on y flirte avec l'horreur et le roman noir.

Collage imparfait

On peut constater aujourd'hui que le collage des tableaux n'est pas parfait et que certains chapitres semblent plaqués, malgré leur force intrinsèque par exemple celui des élections, où le père Deschamps se fait attaquer par des Anglais en furie, puissant mais vraiment marginal par rapport au reste. On ne sent pas toujours non plus le passage du temps, et l'absence de montée dramatique peut rendre cette succession d'histoires légèrement lassante.

Mais La Scouine reste une lecture fascinante, d'une surprenante modernité, tant dans son écriture acérée sans grandes envolées lyriques que dans sa structure. Et le roman est littéralement truffé de scènes d'anthologies - le chapitre «Les foins», par exemple, publié dans la revue La Semaine en 1909 et considéré comme «pornographique » par le clergé, est un pur bijou noir.

Après avoir lu ce livre qu'on ne pourrait même pas imaginer être écrit aujourd'hui, il est impossible de voir l'histoire de nos ancêtres de la même manière. Garanti. Et on n'a qu'une envie: courir se procurer les nouvelles de Laberge pour découvrir le reste de l'oeuvre de cet auteur somme toute encore méconnu.

Extrait La Scouine

«Paulima pissait au lit. Chaque nuit, il lui arrivait un accident. Au matin, sa chemise et ses draps étaient tout mouillés. Après le départ des bessonnes pour la classe, Mâço, l'été, faisait sécher la paillasse au soleil, sur le four; l'hiver, sur deux chaises auprès du poêle. À l'école, à cause de l'odeur qu'elle répandait, ses camarades avaient donné à Paulima le surnom de Scouine, mot sans signification aucune, interjection vague qui nous ramène aux origines premières du langage. Le sobriquet lui resta.»

Réception critique

«L'importance de ce roman est indiscutable; il est le premier exemple d'un réalisme intégral, accordé à la rude existence de l'habitant.» - Gérard Tougas dans Histoire de la littérature canadienne-française, 1960.

«À mon avis, Albert Laberge est de beaucoup notre plus grand nouvelliste, le seul qui atteigne parfois à la puissance d'un Maupassant et d'un Zola.» - Jean-Claude Trait dans La Presse, 7 octobre 1972.

«On s'abuse lorsqu'on reproche à Laberge d'avoir succombé à un parti pris de naturalisme excessif et sordide. Sa révolte l'a poussé à tirer les conséquences de la situation, à tracer les pointillés des drames possibles. Ce n'est pas la même chose. Que cette situation ait évolué un peu depuis ne change rien à l'affaire.» - André Beaulieu dans la revue Liberté, 1963.

«C'est de l'ignoble pornographie, et nous nous demandons ce que l'on se propose en mettant des élucubrations de ce genre sous les yeux du lecteur. C'en est trop! Il faut couper le mal dans sa racine.» - Monseigneur Bruchesi en 1910, à propos d'un chapitre de La Scouine («Les foins») publié dans la revue La Semaine.

Albert Lepage en quelques dates

1871 : Naissance d'Albert Laberge, le 18 février, dans la région de Beauharnois.

1892 : Il est chassé du collège Sainte-Marie pour avoir lu des livres à l'index.

1895 : Il publie ses premiers textes de fiction dans Le Samedi et assiste à la première réunion de l'École littéraire de Montréal, où il croisera entre autres Émile Nelligan. Il se joindra officiellement au groupe en 1909.

1896 : Il est embauché comme rédacteur sportif à La Presse, où il sera aussi critique d'art.

1910 : Il se marie avec Élgantine Aube, veuve et mère de quatre enfants. Ils auront un fils.

1918 : Soixante exemplaires de La Scouine sont imprimés à compte d'auteur.

1931 : Il démissionne de La Presse. C'est à ce moment qu'il se met vraiment à écrire.

1960 : Mort d'Albert Laberge, à 89 ans. Sa femme est morte quatre ans auparavant, en 1956.

1962 : Publication de l'Anthologie d'Albert Laberge par Gérard Bessette.

Photo: archives La Presse

Albert Laberge a écrit La Scouine sur une période de 15 ans, de 1899 à 1917.