S. permet bien des choses, entre autres de paraphraser la célèbre expression: «Est-ce un oiseau? Un avion? Non, c'est Superman!» Alors... «Est-ce un livre? Un artéfact? Un projet? Une expérience? Non, c'est S.!»

L'OBJET

Signé J.J. Abrams et Doug Dorst et publié en français par Michel Lafon, S. se présente sous la forme d'un boîtier dans lequel est casé un «vieux» roman publié en 1949, Le bateau de Thésée de V. M. Straka. Les pages en sont jaunies. L'exemplaire que le lecteur tient entre les mains est en fait (!) la propriété de la bibliothèque d'un lycée. Où un certain Eric, qui faisait des études supérieures en ces lieux et tentait de percer l'identité de Straka, l'a subtilisé. Annoté. Puis accidentellement oublié. Jusqu'à ce qu'une étudiante en littérature, Jen, le trouve. Une correspondance entre les jeunes gens s'amorce dans les marges du bouquin, lequel contient aussi, entre ses pages, des lettres, articles de journaux, cartes, photos, etc.

LE ROMAN

Le grand mystère du Bateau de Thésée, c'est l'identité de son auteur - dont c'est le dernier roman - et celle de la personne qui l'a traduit, F. X. Caldeira. Personne ne sait en effet qui ils sont ni quelle était leur relation. Sauf que Le bateau de Thésée serait un roman à clé à travers lequel ils se révèlent. Le premier, à travers le récit. L'autre, dans des notes de bas de page codées.

Inspiré du paradoxe du bateau de Thésée (au fil du temps, le bateau du héros vainqueur du Minotaure était réparé afin de pouvoir rester à flot; mais, une fois toutes ses pièces changées, était-il toujours le navire de Thésée?), le roman est une étrange fable politico-syndicale sur fond de complots, teintée d'horreur et de surréalisme, qui suit le destin d'un homme amnésique en quête de son passé. Il se retrouvera à bord d'un navire en compagnie de pirates à la bouche cousue, il devra aller de mission en mission, d'attentats en meurtres. Toujours à la recherche de son passé. Et d'une femme possédant plusieurs identités, qui détient peut-être des réponses pour lui.

LES NOTES DANS LES MARGES

Manuscrits - écriture cursive pour Jen; lettres majuscules pour Eric -, les échanges qui remplissent les marges du Bateau de Thésée racontent la rencontre entre les deux jeunes gens et leur rapprochement au fil de leurs recherches au sujet de l'identité de Straka et de Caldeira, de même que les craintes qu'ils ressentent alors qu'un complot semble se dessiner autour d'eux. Ces notes ont été écrites à cinq moments différents. D'abord, au crayon à mine par Eric, quand il avait 16 ans. Douze ans plus tard, l'échange commence. Jen écrit en bleu et Eric, en noir; puis, orange pour Jen et vert pour Eric; ensuite violet pour Jen et rouge pour Eric; enfin noir pour les deux.

COMMENT LIRE S.?

La réponse la plus simple est: comme vous le sentez. Mais quelques pistes venant de quelqu'un qui a testé ce bouquin «intimidant» peuvent aider.

Le moins compliqué est de lire Le bateau de Thésée d'une traite, avec les notes de bas de page. Puis, de revenir au début et de lire l'histoire de Jen et d'Eric, dans les marges, en respectant leur chronologie (donc, se fier aux couleurs de l'encre utilisée). Il faudra peut-être revenir sur certains passages du roman (pour cela, on suit les flèches et les soulignements) lorsqu'ils tentent de percer le mystère Straka. Les lettres, articles et photos insérés dans le livre se consomment au cours de cette lecture-là, au moment où on les «trouve». Une variante de cette «méthode» est de faire une lecture d'un chapitre, en deux temps (le roman puis l'histoire de Jen et d'Eric), avant de passer au suivant.

Mais pour celui qui peut ou veut s'adonner au «multitâche», voici le défi suprême: tout lire - le roman, les notes de bas de page, la correspondance de Jen et d'Eric, les artéfacts - en parallèle, du début à la fin. Cela demande une période d'adaptation, hypothèque un peu Le bateau de Thésée (dont les premiers chapitres exigent de la concentration), mais quand le lecteur trouve sa vitesse de croisière, l'effort est récompensé par un supplément de dépaysement et une meilleure vision de l'originalité de la démarche.

LE RÉSULTAT

L'idée de S. est supérieure au résultat - lequel est toutefois loin, très loin d'être inintéressant. Le contraste entre Le bateau de Thésée (pastiche d'un roman de la première moitié du XXe siècle à saveur politique, sociale et revendicatrice, mâtiné de surréalisme) et l'échange de notes entre Jen et Eric (très contemporaines en forme et en fond) est plutôt amusant - même si la conclusion de l'un et de l'autre laisse le lecteur sur sa faim.

Il demeure que quiconque est fan de J.J. Abrams, de sa façon d'aborder et d'explorer le thème de l'identité (omniprésent dans son oeuvre), de ses mystères qui ne craignent pas l'enchevêtrement ni la complexité, de cette impression de palimpseste sur palimpseste (comme l'écrit Jen à Eric, à moins que ce ne soit Eric à Jen), de cette impression d'immersion et de dépaysement qu'il parvient à créer, doit plonger dans S. Même si l'arrivée n'est pas le feu d'artifice ou l'éblouissement espéré, pas une seconde on ne regrette le voyage. De plus, c'est un objet superbe, offert à un surprenant bas prix: 32,95$.

Pour se familiariser avec les codes permettant de déchiffrer les secrets de S.: dcode.fr

Pour intégrer la communauté S. et poursuivre la conversation: http://sfiles22.blogspot.com; http://eotvoswheel.com