Homme de télé (Lost) et de cinéma (Star Trek), J.J. Abrams est actuellement en pleine préproduction de Star Wars: Episode VII. Mais comme la traduction française de S., son premier «livre» (notez les guillemets), sort demain sur le marché québécois, il a accepté de prendre une pause pour s'entretenir avec La Presse de cette incursion dans le monde des lettres.

Peu importe le territoire où il s'aventure, J.J. Abrams joue le jeu à sa manière. Il fait de même dans S., qu'il signe avec le romancier Doug Dorst.

«L'idée m'est venue il y a 16 ans», se souvient le créateur des séries Lost et Alias et réalisateur des plus récentes incursions de Star Trek au grand écran, lors de l'entretien téléphonique qu'il a accordé à La Presse à l'occasion de la sortie de la traduction française de S., qu'il cosigne avec le romancier Doug Dorst. Et qui est un roman-chasse au trésor-expérience. Ou quelque chose comme ça.

S., publié chez Michel Lafon, se présente sous la forme d'un boîtier contenant un «vieux» roman, Le bateau de Thésée de V. M. Straka, traduit par F. X. Caldeira, dans les marges duquel deux étudiants s'échangent des notes; et entre les pages duquel on trouve des artéfacts divers (photos, articles de journaux...) liés à leur quête - car Jen et Eric tentent de découvrir l'identité du mystérieux Straka et celle de la personne qui le traduit. Grosso modo, c'est cela. Mais c'est en même temps bien plus.

Il y a 16 ans, donc, J.J. Abrams passait par l'aéroport de Los Angeles quand son regard a été attiré par un roman de Robert Ludlum abandonné sur un banc. À l'intérieur, une note griffonnée: «À quiconque trouvera ce livre, lisez-le et laissez-le quelque part pour que quelqu'un d'autre le lise.» «J'ai aimé l'idée que quelqu'un utilise un livre comme moyen de communication», résume le cofondateur de la maison de production Bad Robot.

Le germe de l'idée a été planté. Puis alimenté par ce terreau riche que J.J. Abrams aime utiliser: la question de l'identité. La quête de. La découverte de. L'acceptation de. Ou le refus de. C'était déjà là en 1991, dans le premier scénario qu'il a écrit en solo pour le cinéma, Regarding Henry (où Harrison Ford incarne un avocat amnésique), c'était là dans sa première série télévisée, Felicity (où une jeune fille entre au collège et découvre qui elle est vraiment à travers ses histoires d'amour), c'était là dans Lost comme dans Fringe et dans Alias. Et c'est demeuré un thème récurrent dans toute son oeuvre.

Lorsque est venu le temps de mettre S. en chantier, il a rencontré Doug Dorst (The Surf Guru, Alive in Necropolis), que lui a recommandé sa collaboratrice chez Bad Robot, Lindsey Weber; et il lui a présenté l'idée générale. Un roman à clé, une histoire d'amour dans les marges d'un livre oublié dans une bibliothèque, de la conspiration, des identités floues.

Hommage au livre

«Il affichait un grand enthousiasme et il a immédiatement saisi le potentiel de la présentation que nous lui avons faite. Nous avons ensuite travaillé un peu à la manière dont je fonctionne pour mes productions cinéma et télé», ajoute celui qui supervise l'écriture des scénarios des séries qu'il crée et agit ainsi à titre de «showrunner». En tant que «bookrunner», il a échangé encore et encore avec Doug Dorst, un remue-méninges n'attendant pas l'autre, pendant une année. Ils sont alors partis à la recherche d'un éditeur, à New York, avec qui travailler la forme.

En effet, S., avec ses nombreuses composantes, ne serait pas un livre à imprimer sur le pilote automatique. «Avant d'aller à l'impression, il y a eu un nombre incroyable de décisions à prendre. Par exemple, nous avons pour ainsi dire fait passer des auditions à ceux qui "écriraient" les notes manuscrites dans les pages du roman, afin qu'à travers leur écriture, on sente immédiatement la personnalité de Jen et d'Eric.»

Mais avant de crier «Silence, on tourne»... ou plutôt «Silence, on fait tourner les presses!», il y a eu deux autres années de travail. «J'avoue qu'en lisant tout ça, les différents styles d'écriture correspondant à chacun des "auteurs" - Straka, Caldeira, Eric, Jen -, je me suis dit que Doug devait être schizophrène», dit en rigolant J.J. Abrams, pour qui S. - «Nous avons longtemps cherché un titre, S. était en fait notre titre de travail, mais nous l'avons adopté» - est avant tout un livre.

L'expérience est différente, se décline de plusieurs manières (il est maintenant possible de «poursuivre» les conversations et les théories du complot sur l'internet), mais elle se tient seule sur papier. Et, aux yeux de son concepteur, elle n'est complète que sur papier.

C'était important pour lui. Parce que, paradoxalement, celui que l'on connaît pour ses oeuvres de science-fiction où abondent les effets spéciaux et l'étrange est un amoureux (quasi nostalgique) du concret.

«J'aime lire mon journal sur papier. La tablette, ça dépanne, mais je préfère l'encre et le papier d'un livre. Et, alors que nous entrons de plus en plus dans une ère numérique et vivons dans une société de plus en plus axée sur le virtuel, je trouve que les objets réels ont de plus en plus de poids et de sens. Je trouvais donc le moment bien choisi, aussi à cause de la période troublée que traverse le monde du livre, pour offrir quelque chose qui célèbre l'objet physique.»

Et d'arriver avec un «S» de plus dans son CV: J.J. Abrams peut en effet placer ce S. inusité entre les très réussi Star Trek et le très attendu Star Wars.

S.

J.J. Abrams et Doug Dorst

Michel Lafond, 472 pages.