J'aimerais t'enlever un soir de mai, juste après le boulot. Je reviendrais du travail et tu serais assise devant chez moi, avec ta jolie robe rouge et ta chevelure rousse. Tu me sourirais, simplement. Tu me dirais Je t'attendais, je t'attendais depuis une heure et tu es enfin là.

J'aimerais te prendre la main et t'emmener loin d'ici, assez loin pour ne plus jamais réapparaître. Quelque part où tu serais ma femme et tout ce que tu veux. Quelque part où nous amasserions un à un les souvenirs, les chagrins et les joies, comme des brocanteurs de village.

J'aimerais t'enlever un soir de mai et dormir avec toi toutes les nuits. Dormir au bout du monde dans des lits qui grincent, sous des draps qui sentent l'été, juste bien ensemble l'un contre l'autre.

Tu serais celle qui fait battre mon coeur, tu serais merveilleuse, fonceuse, intelligente, entêtée. Un jour, au déjeuner, tu m'avouerais que tu en as assez, que tu as rencontré quelqu'un d'autre. Plus grand, plus jeune, plus fort, plus beau. Un type originaire de Vienne qui habite Toronto. Je serais dévasté. Je boirais ma peine pendant deux jours entiers, patiemment, sans violence, un verre après l'autre, en taisant les mots qui ne disent pas ce qu'un silence a de vrai.

Je t'écrirais des tas de SMS pour te rappeler les beaux moments, ceux qui nous ont fait rire ou pleurer, ceux qui ont été notre pain et notre ciment. Je te rappellerais nos premiers échanges, nos baisers fougueux dans le parc près de chez toi, tes yeux brillants sous la lueur des lampadaires. Je te rappellerais la fois où nous avons été secoués d'un fou rire au cinéma pendant le dernier film de Lars von Trier et que nous avons dû sortir avant la fin de la représentation pour ne pas nous pisser dessus. La fois où tu as menti à ton père au téléphone alors que tu étais allongée nue auprès de moi. La fois où tu es tombée sur les rotules en trébuchant sans raison dans la porte patio grande ouverte. Toutes les fois où tu te sentais triste et où je te serrais fort dans mes bras pour te réconforter.

Je t'écrirais des tas de SMS et tu me répondrais Arrête, ça suffit, ce n'est plus drôle. J'en resterais bouche bée. Mais si tu dois partir, si tu dois vraiment partir, j'aimerais que tu me laisses dormir une dernière fois contre toi pour me noyer tout entier dans ta longue crinière rousse emmêlée.

________________________________________________________________________________

Charles Bolduc est l'auteur de deux recueils de nouvelles parus chez Leméac. Son plus récent, Les truites à mains nues (2013), a remporté le prix Adrienne-Choquette. Il a écrit ce texte en s'inspirant de la chanson Au cinéma de Philémon Cimon.