Au Québec, les ventes de sagas historiques populaires représenteraient plus de 25 % du chiffre d'affaires en littérature. Écrites par Louise Tremblay-D'Essiambre, Michel David ou Suzanne Aubry, ces séries de romans campées dans un Québec d'autrefois, oscillant entre histoire et romanesque, occupent une place considérable dans les palmarès de vente, sur les tablettes des librairies et les listes d'attente des bibliothèques, et même en format numérique!

À elle seule, Louise Tremblay-D'Essiambre a vendu plus de 2,25 millions d'exemplaires, avec ses 34 romans en très grande majorité historiques. Les deux premiers tomes de sa nouvelle série (Les héritiers du fleuve, Guy Saint-Jean éditeur) n'ont d'ailleurs jamais quitté les palmarès depuis leur sortie respective en août et en octobre dernier!

Elle n'est pas seule: «À la mi-octobre, ça ne faisait pas trois jours qu'on avait lancé le premier tome de la nouvelle saga historique de Michel Langlois (Les gardiens de la lumière) que nous recevions des tonnes de courriels demandant: quand sort la suite?», s'exclame Arnaud Foulon, vice-président éditions et opérations aux éditions Hurtubise. Quant à Michel David, décédé en 2010, mais dont les livres sont toujours au palmarès, on estime qu'il aurait vendu plus de 1 million de livres, publiés eux aussi chez Hurtubise.

Le phénomène n'est pas nouveau - c'est en fait un cycle récurrent! Plusieurs se souviendront de l'engouement collectif pour la saga Les filles de Caleb d'Arlette Cousture, au milieu des années 80, bien avant la série télévisée des années 90. Et qui a oublié le succès des sagas historiques de Marie Laberge (trilogie Le goût du bonheur), de Chrystine Brouillet (trilogie Marie LaFlamme), de Micheline Lachance (Le roman de Julie Papineau en deux tomes), de Noël Audet (L'ombre de l'épervier, une saga en un seul volume!)?

À chaque retour du cycle, on se pose les mêmes questions: quels sont les éléments clés de ces sagas? Pourquoi ce genre littéraire plaît-il autant? Qui lit ces livres? Bref, qu'est-ce que cela dit de nous?

La définition

Daniel Compère est maître de conférences à l'Université de Paris III - Sorbonne nouvelle. Il a notamment dirigé la publication d'un (fascinant) Dictionnaire du roman populaire francophone en 2007 et consacré un livre au sujet en 2012. Sa définition des romans populaires se fonde principalement sur deux critères: «Ce sont des publications destinées à un large public, ce qui suppose que celui-ci peut être atteint si la publication est bon marché et connaît une large diffusion [...] Deuxièmement, ce sont des oeuvres non reconnues par les instances de légitimation (académies, critiques, établissements d'enseignement).»Diffusion

Les sagas historiques québécoises répondent aux deux critères. Côté diffusion, par exemple, aux éditions Hurtubise, le premier tirage d'un roman historique oscille entre 5000 et 40 000 exemplaires (en fonction de la notoriété de l'auteur). C'est énorme, un tirage de 5000 exemplaires au Québec, alors 40 000... Quel que soit l'éditeur, la saga, à prix accessible, compte généralement plus de 500 pages et, par définition, plus d'un tome: on en a pour son argent!

Légitimation

Côté légitimation? Ces romans font rarement l'objet d'une critique dans un média établi ou d'études sérieuses dans les instances: ils sont souvent au mieux boudés, au pire méprisés. D'ailleurs, pour trouver des spécialistes de la question, il a fallu chercher longtemps. En France, on les compte sur les doigts d'une main: outre Daniel Compère, il y a Loïc Artiaga, Matthieu Letourneux...

Au Québec, on peut toutefois compter sur Marie-Frédérique Desbiens, professionnelle de recherche au département des littératures à l'Université Laval, qui s'intéresse au phénomène du best-seller, notamment la saga historique: «Il existe très peu d'ouvrages spécialisés sur ce type de littérature, qu'on appelle en Amérique du Sud le «nouveau roman historique», né aux environs des années 80 et qui permet de réinterpréter, de réécrire l'histoire à partir d'un autre point de vue. Au Québec, précise-t-elle, ce point de vue est souvent féminin. Je dirais même que la perspective féminine est l'un des critères propres au roman historique populaire d'ici; il y a en quelque sorte un «triptyque féminin»: une romancière, racontant l'histoire d'une héroïne, lue par une lectrice.»

Sérialité

Un autre critère-clé de ces sagas est leur sérialité: trilogie, tétralogie, etc., en voulez-vous des tomes, en voilà. «Les sagas d'aujourd'hui sont les héritières des romans-feuilletons du XIXe siècle, dit le professeur Daniel Compère. Elles répondent aux mêmes envies d'entrer dans un univers imaginaire et de s'y intéresser à travers des personnages qui servent de repères, avec un phénomène d'attente qui a toujours existé lorsque l'on écoute une histoire et que l'on a envie de connaître la suite. Ce qui est nouveau par rapport au XIXe siècle, c'est l'existence de fans, de clubs, de revues qui tournent autour de ces séries. Le lecteur d'autrefois ne se regroupait pas!»

«Et puis, les sagas ont un grand avantage, dit la chercheuse Marie-Frédérique Desbiens, c'est de permettre de témoigner de l'évolution: évolution physique des personnages, mais aussi évolution de la pensée et des moeurs dans la société, etc.»

Les raisons

Marie-Frédérique Desbiens, chercheuse en littérature à l'Université Laval, est formelle: la popularité du roman historique populaire québécois, particulièrement de la saga, est en croissance, depuis 2000.Chez Hurtubise, sans doute le plus grand éditeur de sagas historiques actuellement, c'est d'ailleurs à partir de 2003 qu'on a véritablement développé ce volet littéraire en publiant les séries de Jean-Pierre Charland, Michel Langlois, Juliette Thibault, Michel David, etc. «Nous sortons entre neuf et dix titres par année, dit Arnaud Foulon, v.-p. éditions et opérations chez Hurtubise, et ce sont également nos plus grands vendeurs en version numérique!» Libre Expression, les éditions Goélette, Guy Saint-Jean éditeur ont eux aussi bonifié leur offre de sagas historiques depuis quelques années, alors que d'autres, comme VLB et Pierre Tisseyre, s'y mettent de plus en plus.

Est-ce la nostalgie du «bon vieux temps» qui expliquerait cet engouement? «Les moments de crise et de transformation de société sont des générateurs d'écriture et de lecture, et c'est vrai que nous traversons un tel moment, répond Mme Desbiens. Dans ces sagas historiques, il y a une identification possible: on parle de «nous» au passé, mais dans une perspective souvent contemporaine, grâce notamment à l'intrigue sentimentale. En outre, elles permettent une certaine réhabilitation, notamment des femmes, qui sont habituellement absentes des livres d'histoire officielle.» Parlez-en à l'ex-journaliste de Radio-Canada Daniel Lessard, qui lançait dernièrement Le destin de Maggie, troisième tome de sa saga Maggie, axée autour des amours et de la vie d'une femme hors du commun, en Beauce, du début du XXe siècle à 1948.

Un repère

«Je crois que ces sagas historiques répondent à un besoin de se repérer dans le temps d'abord, explique de son côté le professeur et maître de conférences Daniel Compère (Université Paris III-nouvelle Sorbonne), parce que nous avons tous besoin de racines historiques. Que certaines sagas soient situées à des époques dures tient peut-être à l'effet «consolateur» de ces histoires («j'ai bien de la chance finalement de vivre aujourd'hui»).»

«Elles répondent aussi au besoin de se repérer dans l'espace, poursuit M. Compère. Elles jouent sur la corde sensible de la «proximité» («je vous parle d'un pays que vous connaissez bien»).»

«Au Québec, estime de son côté Marie-Frédérique Desbiens, je crois que les sagas renforcent notre sentiment d'avoir survécu à des périodes difficiles. Oui, il y a des obstacles et des épreuves, mais la lignée continue. Dans une certaine mesure, ces sagas nous présentent en peuple triomphant plutôt que défait.»

Nostalgie volontaire

La nostalgie d'une certaine simplicité est un motivateur du succès de ces sagas, convient Arnaud Foulon, v.-p. édition chez Hurtubise, mais cela n'explique vraiment pas tout. «Comme les gens connaissent peu l'histoire, en général, dit-il, ces sagas leur permettent de mieux comprendre qui nous sommes sans avoir à suivre un cours, en apprendre sur un métier ou son évolution sans devoir faire des recherches.» Qu'on pense notamment à la saga Les accoucheuses d'Anne-Marie Sicotte sur les sages-femmes, aux Cahiers noirs de l'aliéniste, une série que Jacques Côté consacre au médecin-expert de la morgue de Montréal Georges Villeneuve, qui a véritablement vécu au XIXe siècle.

En d'autres termes, comme le disait dans ses Mémoires (1852-1856) l'écrivain français Alexandre Dumas, maître ès sagas historiques s'il en est (Les trois mousquetaires, La reine Margot, etc.): «Notre prétention en faisant du roman historique est non seulement d'amuser une classe de nos lecteurs qui sait, mais encore d'instruire une autre qui ne sait pas, et c'est pour celle-là particulièrement que nous écrivons.»

Mais revenons au XXIe siècle, avec la conclusion d'Arnaud Foulon: «La lecture est associée à la tranquillité, à une activité qu'on fait pour soi-même. Plusieurs tomes de 500 pages et plus, c'est donc l'occasion de se changer les idées longtemps, tout seul!»

Les lecteurs

«C'est bien simple: je ne me souviens pas de la dernière semaine où il n'y a pas eu de roman populaire historique québécois dans les palmarès», lance Marie-Frédérique Desbiens, chercheuse au département des littératures à l'Université Laval.

La saga historique compte en effet un lectorat immense. C'est par milliers que ces livres sont vendus - et dans les bibliothèques publiques, les listes d'attente sont longues!

Un lectorat essentiellement féminin? Oui, quoique... «C'est vrai que bien des sagas historiques attirent un public à 90, 95 % féminin, dit Arnaud Foulon des éditions Hurtubise. Mais on a réalisé que celles écrites par exemple par Michel David ou Jean-Pierre Charland ont un lectorat constitué de 30 à 35 % d'hommes, et ça paraît clairement pendant les salons du livre, aux séances d'autographes. Leurs sagas sont plus historiques que romanesques, développent davantage des aspects politiques... Un Michel Langlois est très impliqué dans le regroupement des généalogistes du Québec, et ses livres profitent de ses connaissances. Jean-Pierre Charland est, lui, professeur d'histoire.»

«J'ai par ailleurs l'impression, ajoute M. Foulon, que ce genre littéraire attire des lecteurs qui sont de grands adeptes de télévision québécoise, très friands de téléséries. Or, la télévision québécoise donne une belle place au terroir. Comme les lecteurs veulent retrouver leurs racines, ils vont commencer à lire des sagas historiques vers l'âge de 35 à 40 ans, et continuer jusqu'à 70 ans!»

«Ce sont des romans dont la lecture prend du temps, dit-il, et je sais, par des proches qui travaillent aux urgences, que des infirmières adorent ces livres, elles en parlent entre elles, elles se les prêtent, les sagas leur permettent de s'évader, nuit après nuit, ou pendant la pause, aux urgences.»

«Chose certaine, conclut Mme Desbiens, quand on regarde les chiffres de vente, les gens lisent, contrairement à ce qu'on répète constamment!»

Portrait-robot du lecteur de sagas

> Une lectrice

> De 35 à 50 ans, en moyenne

> Avec un réseau d'amies et de collègues (échange et prêt de livres)

> Avec une carte de bibliothèque publique (emprunt de livres)

> Et une grande patience pour attendre en file afin d'avoir un autographe!

> À noter: quelques auteurs masculins attirent un lectorat constitué de 35 % d'hommes.

(Portrait type dressé à partir d'entrevues)

Les sagas en chiffres

25% : Pourcentage du chiffre d'affaires du livre réalisé par les ventes de sagas historiques québécoises (estimation)

5000 : Tirage initial d'un nouvel auteur de saga historique (au Québec, un best-seller = 3000 exemplaires vendus!)

1 million : Nombre d'exemplaires vendus des sagas historiques de Michel David (Québec et France)

2,5 millions : Nombre d'exemplaires vendus des sagas historiques de Louise Tremblay-D'Essiambre (Québec et France)