Nul ne peut jamais être certain d'entrer à l'Académie française malgré les rumeurs. On le disait favori, mais le suspense aura duré jusqu'à environ 10h30 du matin, heure de Montréal et... de Port-au-Prince, où était Dany Laferrière lorsqu'il a appris la nouvelle, en recevant les félicitations d'Amin Maalouf. Nous l'avons joint juste après l'annonce, alors qu'il était en route pour donner une conférence devant des étudiants au centre culturel de la FOKAL, un rendez-vous que, malgré les honneurs, il n'allait pas annuler.

«C'est une impression un peu flottante, en ce moment, a-t-il confié. Tu dors mortel, tu te réveilles immortel, c'est comme une compression du temps. À l'Académie, je suis le premier Haïtien, le premier Québécois, le premier Noir d'Amérique, le deuxième Noir du monde après Senghor... Il y a beaucoup de gens qui peuvent se référer à moi, je n'ai pas l'impression que c'est une affaire personnelle. Tout un ensemble de réseaux se connecte à cette nomination et peut-être se réjouit.»

Au printemps dernier, nous étions avec lui pour les Rencontres québécoises en Haïti. À Petit-Goâve où il a grandi, les élèves du lycée de sa jeunesse l'avaient couronné «écrivain-roi» dans une liesse difficile à décrire, un moment qui l'avait beaucoup touché. Plus ou moins que cette élection prestigieuse?

«Je dirais que Petit-Goâve a eu l'audace de le faire avant tout le monde. Quand des jeunes te mettent une couronne en carton sur la tête et que des gens plus âgés à Paris font la même chose, je trouve que ces deux groupes se ressemblent. Quai Conti et Petit-Goâve se rejoignent dans ce moment exaltant.»

Exaltant, c'est certain, surtout à Port-au-Prince, où ce type d'honneur est toujours bienvenu. Au bout du fil, on entendait les exclamations, Dany étant interrompu par de nombreuses accolades et embrassades. Il était accompagné de son grand ami Rodney Saint-Éloi, qui nous a dit: «Je suis l'ami d'un immortel! La FOKAL va être prise d'assaut, ça va être fiévreux.»

Un dandy à l'Académie

Dany, cet incorrigible dandy, troquant son pyjama pour le célèbre habit vert et l'épée à l'Académie française? L'idée est étrange, mais c'est le propre du dandy que de faire des coups d'éclat inattendus. Enfin, inattendu, c'est une façon de parler, on le disait favori, mais tellement de grands noms se sont cassé les dents en voulant entrer sous la Coupole.

La candidature était cependant «sérieuse», note Dany, qui dit avoir été pressenti et soutenu par Hélène Carrère d'Encausse, secrétaire perpétuel de l'Académie, et Jean d'Ormesson - ce qui n'est pas rien.

Il est dans la tradition d'écrire aux académiciens pour se présenter, et Dany n' a pas fait les choses à moitié: il a écrit personnellement à chacun de ses pairs, 37 lettres en tout, dont le contenu ne sera dévoilé, comme c'est la coutume, que dans 30 ans.

Montesquieu et Dumas

Quant à l'idée d'occuper le fauteuil ayant appartenu autrefois à Montesquieu et Dumas, entre autres, cela le fait sourire.

«Ce sont des gens bien talentueux, dit-il, pince-sans-rire. C'est comme si on entrait dans une sorte d'éternité. Un lien se fait avec Dumas, qui venait d'Haïti d'une certaine manière, je suis comme le chaînon manquant. Je suis très heureux d'y être, pour Haïti et pour le Québec.»

Dany Laferrière devra-t-il s'installer à Paris, puisque les séances de l'Académie se déroulent tous les jeudis? Il n'a encore rien décidé. «Je serai courtois, et je serai présent pour les travaux. Mais je ne suis pas quelqu'un d'enraciné, je voyage beaucoup. Quand je suis en Haïti, je suis un écrivain québécois, quand je suis au Québec, je suis un écrivain haïtien. Il ne faut jamais être de l'identité de l'endroit où on se trouve. Il faut être une cible mouvante.»

Tout de même, il ne pourra jamais démissionner, puisqu'un académicien est élu à vie!

Dany Laferrière en quelques dates

1953 : Naissance à Port-au-Prince. Son père, un intellectuel et homme politique, est Windsor Klébert et sa mère, archiviste à la mairie de Port-au-Prince, est Marie Nelson. Mais Dany Laferrière grandira avec sa grand-mère Da, figure marquante, immortalisée dans son oeuvre.

1976 : À la suite de l'assassinat de son ami Gasner Raymond, Dany Laferrière est forcé de quitter Haïti et arrive au Québec, où il vivra de petits boulots tout en poursuivant un rêve: devenir écrivain. Il a 23 ans.

1985 : Publication de Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer, un premier roman dont le titre fera beaucoup jaser. Naissance du personnage médiatique: il sera embauché pour faire la météo à Télévision Quatre-Saisons et fera partie de La bande des six à Radio-Canada. En 1987, il publie Eroshima.

1990 : Dany Laferrière quitte Montréal pour Miami, afin de ne pas se laisser dévorer par la vie médiatique et pour pouvoir écrire sérieusement son oeuvre. Période faste au plan littéraire, car pendant une dizaine d'années, il écrira son «cycle haïtien»: L'odeur du café, Le goût des jeunes filles, Le charme des après-midis sans fin, La chair du maître, Le cri des oiseaux fous, Pays sans chapeau...

1999 : Le Québec est invité d'honneur au Salon du livre de Paris. Gaétan Soucy, Robert Lalonde et Dany Laferrière se distinguent à l'émission Bouillon de culture de Bernard Pivot. Dany Laferrière fait le souhait que le Nobel soit remis un jour à un écrivain québécois.

2000 : Après la publication du Cri des oiseaux fous, il décide dans les années 2000 de réécrire ses romans qui constituent selon lui son «autobiographie américaine». Il tient une chronique littéraire hebdomadaire à La Presse. Ses romans sont traduits en une quinzaine de langues.

2006 : Prix du Gouverneur général pour son album jeunesse Je suis fou de Vava.

2009 : C'est la consécration: son roman L'énigme du retour reçoit le prix Médicis, le Grand Prix du livre de Montréal et le Prix des libraires.

2010 : Dany Laferrière est à Port-au-Prince lors du séisme du 12 janvier, dont il tirera rapidement un livre: Tout bouge autour de moi. Sur place, il dira à La Presse: «Quand tout tombe, il reste la culture», une phrase qui sera reprise partout. Il sera nommé Personnalité de l'année au gala Excellence de La Presse. De retour à Montréal, il ne cessera plus de se faire porte-parole de son pays ravagé, en refusant le misérabilisme.

2011 : Publication de L'art presque perdu de ne rien faire, un recueil de ses chroniques à Radio-Canada.

2013 : Publication de Journal d'un écrivain en pyjama. Avec son grand ami Rodney Saint-Éloi, il préside les Rencontres québécoises en Haïti, car leur voeu le plus cher est de faire se rencontrer les littératures haïtienne et québécoise. Avec pour conséquence que Haïti sera le premier pays invité d'honneur au Salon du livre de Montréal. En novembre, il reçoit un doctorat honoris causa de l'Université du Québec à Montréal.

12 décembre 2013 : À 60 ans, Dany Laferrière est élu à l'Académie française au premier tour par 13 voix sur 23. Il est le premier Haïtien/Québécois/Canadien à faire son entrée dans la célèbre institution.

- Chantal Guy, avec les Éditions Mémoire d'encrier.

Les réactions

«Dany Laferrière est un écrivain d'exception et son entrée à l'Académie française rejaillit sur tout le milieu culturel québécois. Je tiens à lui exprimer mes plus sincères félicitations au nom de tous les lecteurs et employés de La Presse.» - Guy Crevier, président et éditeur de La Presse

«Cette nouvelle fonction de M. Dany Laferrière vient encore confirmer l'excellence et le dévouement de ce fils de Petit-Goâve. C'est d'abord un honneur pour les Haïtiens qui ont toujours honoré le savoir et l'ouverture de ce grand auteur, ensuite une preuve de l'acte d'écrire sur le temps, et une fierté pour les autres écrivains de sa génération, ainsi que les jeunes écrivains.» - Le président d'Haïti, Michel Martelly

«C'est un honneur qui rejaillit sur toute la communauté littéraire québécoise et haïtienne. Le mandat de l'Académie en est un de protection de la langue française. Nous considérons cette vénérable institution comme un rempart pour les francophones de tous les continents qui se battent pour assurer la survie et la qualité de leur langue.» - Danièle Simpson, présidente de l'Union des écrivaines et écrivains québécois

«Félicitations à l'écrivain canadien Dany Laferrière pour son élection à la prestigieuse Académie française.» - Stephen Harper, sur Twitter

«J'éprouve un mélange de fierté, d'admiration et de reconnaissance pour ce que vient d'accomplir Dany Laferrière. C'est la littérature québécoise et la littérature haïtienne qui entrent avec lui à l'Académie française. C'est à la fois sa sensibilité, sa passion pour l'imaginaire et sa compréhension de l'universalité de la littérature qui en feront un académicien hors norme. C'est une grande nouvelle pour la culture québécoise.» - Le ministre québécois de la Culture, Maka Kotto.

«Ce jeudi 12 décembre 2013, il s'est passé quelque chose sous la Coupole. La dernière fois que ses occupants s'étaient réunis pour coopter un nouveau membre, ils n'avaient pas réussi à se mettre d'accord. Cette fois, pas d'élection blanche. Ils ont enfin élu quelqu'un. Au premier tour, par 13 voix sur 23. Et ce quelqu'un s'appelle Dany Laferrière. Cet écrivain-là n'est pas le premier germanopratin venu. L'irrésistible auteur de Je suis un écrivain japonais est un passe-frontière, comme le personnage de Marcel Aymé était un passe-muraille.» - Le Nouvel Observateur

«L'élection de Dany Laferrière est symbolique à plus d'un titre: ce colosse noir, au rire sonore où percent les accents d'une enfance jamais perdue, est un exilé, écarté entre le tiers-monde et l'Amérique du Nord, qui a trouvé sa vraie patrie dans l'écriture.» - La Croix

«L'élection de l'écrivain Dany Laferrière au sein de l'Académie française montre combien cette institution a cessé d'être un lieu clos pour devenir de plus en plus un champ ouvert au métissage culturel et à l'universalisme. Bravo Dany.» - Frankétienne, écrivain, poète et artiste haïtien

«Notre citadelle a démontré sa force à poursuivre avec une volonté inébranlable son chemin dans la galaxie littéraire. Il est devenu immortel notre Laferrière. Bravo Dany!» - Gary Victor, écrivain haïtien

«C'est une grande fierté pour nous. Un Québécois qui a des origines haïtiennes, un peuple avec lequel nous avons beaucoup d'affinités, avec lequel nous sommes très solidaires, alors je veux féliciter Dany Laferrière. Je crois qu'il avait tout ce qu'il faut pour entrer à l'Académie française compte tenu de son talent et de la qualité de son oeuvre littéraire.» - La première ministre Pauline Marois

«Assurément, c'est un grand écrivain et un homme délicieux qui fait son entrée au sein de la vénérable institution.» - Le Figaro

- Propos recensés par Chantal Guy