Dix ans après sa mort, la personnalité de Françoise Giroud se précise un peu plus grâce à deux nouveaux livres qui nous font découvrir sous un angle différent cette grande journaliste et ancienne ministre de la Condition féminine en France.

Le premier ouvrage, signé Alix de Saint-André, n'est pas vraiment une biographie, plutôt une enquête menée par celle qui devint l'amie de Françoise Giroud à la fin de sa vie. Dans Garde tes larmes pour plus tard, cette ex-journaliste au magazine Elle entreprend de remettre les pendules à l'heure à propos de certains pans de la vie de sa célèbre amie.

Mme Saint-André n'est pas tendre à l'endroit des deux biographes de Françoise Giroud, Christine Ockrent et Laure Adler, leur reprochant entre autres plusieurs erreurs de fait, des mélanges de dates ainsi qu'un manque de rigueur. Elle leur en veut surtout d'avoir révélé l'envoi de lettres anonymes antisémites par Françoise à la future belle-famille de son grand amour Jean-Jacques Servan-Schreiber dans l'espoir, désespéré, de faire échouer son mariage.

Dans le cas de Christine Ockrent, Mme de Saint-André parle carrément de trahison puisque la présentatrice de télévision, qui se disait l'amie de Françoise Giroud, n'a pas cru bon la prévenir avant de lâcher une telle bombe.

L'auteure ne lâche pas le morceau et cherche même à savoir quel esprit mal intentionné a bien pu garder ces infâmes lettres durant 40 ans. Surprise, c'est l'écrivaine Madeleine Chapsal, la première femme de Jean-Jacques, une autre «grande amie» de Françoise Giroud. Oui, on est bien dans les coulisses de la vie mondaine parisienne, avec tous les liens incestueux et les intrigues qui viennent avec.

Il y a donc un côté règlement de comptes agaçant au livre d'Alix de Saint-André mais il faut persévérer, car on en apprend beaucoup sur la relation de Françoise Giroud avec sa famille, en particulier sa fille, la psychanalyste Caroline Eliacheff.

La surprise n'est pas que Françoise Giroud n'était pas une mère ou grand-mère traditionnelle, on le savait déjà, mais bien à quel point les liens avec sa famille étaient tordus et complexes. À l'auteure qui lui dit: «Ta fille est géniale», elle répond: «Elle a été bien analysée». Sans commentaire. Rappelons également que Françoise Giroud ne s'est pas opposée au mariage de sa fille, alors âgée de 15 ans, avec le producteur Robert Hossein, de 20 ans son aîné. Aujourd'hui, on appellerait ce mariage un détournement de mineure. Mais le regard d'Alix de Saint-André sur Françoise Giroud mère est affectueux et sans jugement. À ses yeux, Françoise a davantage été un père qu'une mère pour ses enfants. Elle était la pourvoyeuse, celle qui travaillait de longues heures pour faire vivre toute sa famille, y compris sa mère qui s'occupait des enfants. On ne le reprochait pas aux hommes à cette époque, mais les femmes de carrière ambitieuses, elles, ont toujours eu la vie dure.

Si le style échevelé d'Alix de Saint-André est parfois irritant, sa persévérance mérite d'être saluée: elle a fait des kilomètres pour retrouver un acte de naissance, vérifier une date ou recueillir un témoignage qui pouvait servir à rétablir les faits concernant son amie. Un véritable boulot de détective qui sera récompensé à la fin puisqu'elle a trouvé un manuscrit inédit dans les cartons que Françoise a légués à l'IMEC (Institut Mémoires de l'édition contemporaine).

Ce manuscrit, c'est le second livre publié récemment par Gallimard, Histoire d'une femme libre, une autobiographie qui est en fait l'exercice prescrit par Jacques Lacan à Françoise Giroud après sa tentative de suicide: «Couchez sur papier ce que vous souhaiteriez dire à Jean-Jacques Servan-Schreiber pour vous en libérer.» Rédigé en 1960, ce texte d'une grande lucidité nous montre une Françoise Giroud amoureuse, détruite, vulnérable et sensible qui casse son image de femme froide et distante. En lisant ces deux livres, on comprend mieux pourquoi cette femme, abandonnée par son père, son amant et les pères de ses enfants, s'est bâti une carapace que peu de gens ont réussi à transpercer.

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Garde tes larmes pour plus tard. Alix de Saint-André. Gallimard.

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Histoire d'une femme libre. Françoise Giroud. Gallimard.

Jamais deux sans trois

Gallimard réédite Françoise Giroud vous présente le Tout Paris, une série de portraits parus au début des années 50, des textes jusqu'ici introuvables. Colette, Marcel Carné, Fernandel... Des personnalités d'une époque révolue, mais les textes sont tellement bien tournés qu'ils valent la peine d'être lus ou relus. Une véritable leçon d'écriture.

Extrait Garde tes larmes pour plus tard

«Françoise était une mauvaise mère»: je ne compte plus les femmes, amies ou collègues de Françoise, à m'avoir dit et répété qu'elle était une mauvaise mère, voire très mauvaise, même quand je ne leur demandais rien, comme un élément très sûr à porter à son discrédit au cas où ça m'aurait échappé; ou comme une énorme réserve à ses multiples talents... En tout cas, je n'ai encore rencontré personne qui m'ait jamais dit le contraire. Les autres femmes journalistes quittaient le journal pour s'occuper de leurs enfants, pas Françoise. Jamais. En plus, elle leur répétait que le journalisme était incompatible avec la maternité, alors qu'elles y arrivaient... Mais elles étaient plus jeunes et avaient moins de responsabilités. De talent aussi, peut-être. Une phrase mal fichue ne les empêche sans doute pas de dormir.

Extrait Histoire d'une femme libre

«J'ai commis parfois, avec d'autres, de pareilles erreurs d'interprétation, toujours disposée à imaginer, depuis mes années de pension, que ma présence est tolérée plutôt que souhaitée, toujours prête à fuir avant que l'on ne risque de m'y inviter, difficile, oui difficile à aimer et à retenir comme à aider.

Aujourd'hui, j'ai envie de le croire, de croire que Jean-Jacques, mon frère, mon camarade, ne m'a pas jetée du bord. Mais ce jour-là, j'ai compris autrement son regard et ses silences. J'avais pour la première fois un besoin urgent que l'on m'aimât faible, lasse, souffrante et que l'on m'aidât à vivre. Jean-Jacques n'aide pas à vivre. Il veut bien, mais il ne sait pas. Dès lors que je pesais sur lui, je me retrouvais en surplus, coupable d'être. Avais-je vraiment pu croire qu'une place existait pour moi dans le monde et que je pouvais y poser ma tête?»