Il n'y a pas d'anniversaire en particulier pour expliquer la parution de l'oeuvre de Francis Scott Fitzgerald dans la Pléiade, ou l'adaptation cinématographique à venir de The great Gatsby par Baz Luhrmann, avec Leonardo Dicaprio dans le rôle titre. Seulement, peut-être, une résonance avec le vague sentiment de désastre que nous ressentons au milieu d'une folie consommatrice...

Si l'oeuvre de Fitzgerald a réussi à survivre jusqu'à nous, malgré le fait que tout semblait se liguer pour la faire disparaître - publication échevelée, mauvaises traductions, réduction de ses écrits à une mode, crise de 1929 - c'est paradoxalement en raison du mythe qui l'entoure, qui lui a autant nui que servi. Fitzgerald est peut-être la première incarnation du vedettariat littéraire moderne, se prêtant volontiers au jeu du «people», avec sa femme Zelda, modèle de ses personnages féminins, visage de la «flapper» des années 20. Ils furent jeunes, il furent beaux, et ils se sont brûlé les ailes, Scott par l'alcoolisme (il est mort à 44 ans, dans la misère et l'oubli, à Hollywood), Zelda par la folie (elle mourra dans l'incendie d'un asile quelques années après lui).

Pour les fans de Fitzgerald, plus nombreux qu'on croit, et qui agissent en protecteurs depuis des lustres de ce beau jeune homme qui fut écrasé par le viril Hemingway, cette édition de la Pléiade est un cadeau plus qu'attendu. C'est la réparation d'une injustice. Nouvelles traductions, établissement d'une chronologie qu'avait désiré l'auteur, et, bien sûr, réaffirmation de son importance dans la littérature américaine. S'il est un héritier de Fitzgerald, c'est probablement Bret Easton Ellis. Même fascination pour la jeunesse, l'argent, la gloire, la réussite, même ivresse et même colère devant ces sirènes qui nous enchaînent tous. On a longtemps accusé Fitzgerald d'être superficiel: mais la surface des choses était précisément son terrain de jeu.

La Pléiade réunit enfin l'oeuvre complète, les romans, les recueils de nouvelles, ainsi que les articles publiés entre 1924 et 1939, le tout complété par des notes et documents éclairants. Y a-t-il vraiment un hasard à voir ressurgir Fitzgerald aujourd'hui? Quelques années après la débandade économique de 2008 dont nous voyons les ravages, lui qui a été fauché par la crise de 1929? Ce qu'il y a de fascinant chez Fitzgerald n'est pas tant son portrait de ces «années folles» que sa méfiance envers elles, bien qu'il en ait profité plus que personne d'autre. Cette méfiance, elle vient de ses origines modestes. Celui qui a été pauvre ne saura jamais ce qu'est la vraie insouciance des riches - «dès qu'on a moins d'un dollar, rien n'est plus pareil, ni les gens ni la nourriture», écrivait-il.

Pour lui, ce sera le conte de fée. Il est devenu célèbre du jour au lendemain, à la publication de son premier roman, Loin du paradis, écrit précisément pour réussir et gagner la main de la belle Zelda, qui la lui aurait refusé sans cela. Il transpose cette réalité dans son chef-d'oeuvre le plus connu, Gatsby le magnifique: car si Gatsby s'entoure d'autant de parures, sans compter, c'est uniquement pour éblouir Daisy, et il en paiera plus que le prix. Fitzgerald ne s'applique pas seulement à montrer la fausseté et la vacuité du monde fortuné, mais la fatale naïveté de celui qui croit pouvoir en faire partie.

Fitzgerald paiera cher lui aussi pour maintenir son image et son train de vie, multipliant les articles et les nouvelles qu'on lui achetait à prix fort, un «side-line» qu'il méprisait parce qu'il le détournait du roman. Pourtant, on y trouve des merveilles, et des pièces révélatrices de son impudeur crasse, comme Comment vivre avec 36 000 dollars par an - une fortune pour un écrivain de son temps, quand «deux Américains sur trois gagnaient moins de 1500 dollars par an», et une audace: personne n'oserait parler de son salaire aussi ouvertement aujourd'hui. Bref, c'est un gars du 99% qui aura fait partie, un temps, du 1% et qui nous en ramène une leçon cruciale.

Il y a, évidemment, La fêlure, ce terrible constat d'échec d'une incroyable franchise, qui a longtemps débuté avec «toute vie, bien sûr, est une entreprise de démolition» et que La Pléiade traduit dorénavant ainsi: «Toute vie, bien sûr, au fil du temps se délabre...» Pour Cioran, qui a inclut Fitzgerald dans ses «exercices d'admiration», ce texte à lui seul vaut tout le reste, puisque selon lui, sa «faillite» fut «sa seule grande réussite». Et elle fut totale, cette faillite, autant financière que psychologique.

Dans les trois textes parus en 1936 dans la revue Esquire (La fêlure, Recoller les morceaux, Manier avec précaution), il conclut: «Je crois que mon bonheur, ou mon don pour l'illusion, ou ce que vous voudrez encore, constituait l'exception. Il n'était pas condition naturelle, mais artificielle, aussi artificielle que la prospérité; et mon expérience récente est parallèle à la vague de désespoir qui a balayé la nation lorsque a pris fin la prospérité.»

Cette fêlure traverse le siècle et semble se prolonger jusqu'à nous.

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Francis Scott Fitzgerald. Romans, nouvelles et récits, tome 1 et 2. La Pléiade.