Dans Autobiographie des objets, François Bon dresse un inventaire personnel des objets qui ont eu une signification dans la construction de son existence et qui sont devenus obsolètes. De son côté, Aurélien Bellanger, dans un premier roman hallucinant, La théorie de l'information, raconte l'ascension fulgurante d'un pirate informatique qui dominera la planète. Les deux écrivains font la brillante démonstration, par la littérature, de l'emprise des objets et de la technologie dans nos vies, de même que la dématérialisation du monde qui est en cours.

Quand Lamartine a écrit «objets inanimés avez-vous donc une âme qui s'attache à notre âme et la force d'aimer?», il n'avait aucune idée d'un futur où la production de masse serait la norme. Mais le poète avait mis le doigt sur notre rapport émotif aux objets. Bien plus tard, Georges Perec écrira cet étonnant roman, Les choses, dans lequel un couple des années 60 est raconté par sa consommation d'articles divers. Aucune critique dans ce roman, que l'illustration d'une identité se construisant souvent par des objets dont la fonction dans nos vies devenait bien plus complexe que leur simple utilité. Standing, mode, aspirations, promesses de bonheur... Et, comme la madeleine de Proust, réceptacles de nos souvenirs.

La littérature est peut-être la seule qui peut nous dire une vérité qu'on ne peut trouver ni chez les marchands de rêves ni chez ceux qui les dénoncent.

Cet automne, deux livres, Autobiographie des objets de François Bon et La théorie de l'information d'Aurélien Bellanger, nous donnent de nouvelles perspectives sur notre monde en constante transformation. Le premier nous rappelle les univers contenus dans les objets du quotidien, tout ce qu'ils ont signifié dans une vie, tandis que le second anticipe dans son roman une nouvelle réalité, une révolution 3.0 dominée par un pirate informatique, Pascal Ertanger, où Facebook, entre autres, devient un projet «biopolitique», la «carte mémoire» d'une humanité dont la conscience collective agissante sur le web atteint au mystique.

Dans les deux cas, le langage est essentiel. Bon démontre très bien que la disparition de certains objets entraîne avec elle les mots qui les définissaient et nous définissaient en même temps, alors que Bellanger, en utilisant le langage technologique sous forme romanesque annonce les mots qui nous définiront à l'avenir, comme si, par ces deux livres, nous passions de la société industrielle à la dématérialisation du monde. Ce faisant, Bon et Bellanger nous font découvrir que nous sommes à la fois des antiquaires spontanés et les premiers habitants de la révolution informatique et numérique.

Il y a de l'homme dans l'objet et il y a de l'objet dans l'homme. Bellanger l'illustre en décrivant les origines du Minitel, réussite technologique française qui aura été conçue par les désirs de ses utilisateurs. On peut lire: «Le Minitel fut progressivement déployé sur tout le territoire, et les services de messagerie connurent leur premier âge d'or. La France faisait chaque nuit l'équivalent d'une psychanalyse, couchée près de son terminal. Ce fut une nuit unanime et réciproque, pour le dernier grand peuple littéraire d'Europe, un océan de poésie consolatrice et de mots bienveillants, composés, comme des reflets de lune, en caractères d'argent.» Et le Minitel «rose» suivra naturellement - on oublie souvent à quel point le sexe fut déterminant dans l'explosion de l'internet et Bellanger ne cesse de nous le rappeler.

Tout sur la clé USB

Mais qu'advient-il de l'homme lorsque les objets disparaissent? Le XXe siècle aura vu, par exemple, plusieurs formes d'art être encapsulées, en quelque sorte. La musique sur vinyle, cassettes, le cinéma sur pellicule, vidéocassettes, DVD, et toute la panoplie des supports (gramophone, tourne-disque, lecteur CD, magnétoscope, lecteur DVD) qui vont avec. De nos jours, ces arts sont encodés et nous parviennent tous par le canal informatique. Même les livres, maintenant. Sur une clé USB, films, musique et romans, et les photographies de nos vies, existent côte à côte, mais leur présence matérielle a disparu.

Cette obsolescence programmée, qui fait disparaître les objets et la réalité dans laquelle nous avons grandi - quel enfant, aujourd'hui, peut comprendre cet engin qu'est le téléphone à «cadran» ! - que nous fait-elle? En envoyant les objets au dépotoir - voyez toutes ces télés que nous avons jetées lors du récent passage de l'analogique au numérique -, ne dissout-elle pas en même temps nos souvenirs, voire notre identité? Dans son livre, François Bon ne parle pas de nostalgie, mais de «mélancolie». «On est donc soi-même si vieux, à son tour, pour que l'apparition de la machine à laver, du téléviseur ou des guitares électriques nous soit un événement, quand la valeur symbolique de tout cela à son tour s'est évanouie? On n'a pas de nostalgie - l'idée d'une mélancolie est plus riche, plus subversive même, à la fois quant au présent et au passé. Dans le chambardement des villes, on a désappris d'accumuler et garder (même si).»

Et l'avenir appartient désormais aux Pascal Ertanger, Bill Gates et Steve Jobs de ce monde de plus en plus éthéré dans lequel les humains sont devenus leurs objets interactifs...

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Autobiographie des objets. François Bon. Seuil, 245 pages.

La théorie de l'information. Aurélien Bellanger. Gallimard, 487 pages.

Extrait Autobiographie des objets

«La notion même d'objet a changé: on a si peu de besoin, en fait, et la machine en plastique sur vos genoux, avec ses fonctions réseaux, a tellement absorbé de ce qui nécessitait autrefois traces, achats marchands. Pas vraiment de plaisir à aller acheter en ville, et on sait que les vitrines s'y étiolent. Le temps des objets a fini.»

Extrait La théorie de l'information

«Ils passaient tous leurs week-ends ensemble à programmer ou à jouer à des jeux de rôle. Car ces adolescents pionniers, acteurs de la révolution informatique et parfaitement adaptés pour survivre à l'ère du numérique, vivaient encore dans les marges de la société industrielle, et pratiquaient en secret des cérémoniels obscurs. Largement déconsidérés, malgré leur expertise dans l'un des domaines les plus complexes qui soient, ils rêvaient en secret d'une revanche. Ils étaient les premiers chamans des âges préhistoriques, chassés de la tribu, mais titulaires de pouvoir inconnus, les premiers chrétiens, réfugiés dans les catacombes, mais prêts à conquérir l'Empire, les derniers moines copistes, harcelés par les guerres et les épidémies, mais sauvant les chefs-d'oeuvre oubliés de la philosophie antique.»